Et puis ce voyage en bateau était pour moi un émerveillement ; pas une heure d’ennui ou de fatigue ; du matin au soir, toutes nos heures remplies.
Depuis la construction des chemins de fer, on ne visite plus, on ne connaît même plus le canal du Midi, et cependant c’est une des curiosités de la France.
De Villefranche de Lauraguais nous avions été à Avignonnet, et d’Avignonnet aux pierres de Naurouse où s’élève le monument érigé à la gloire de Riquet, le constructeur du canal, à l’endroit même où se trouve la ligne de faîte entre les rivières qui vont se jeter dans l’Océan et celles qui descendent à la Méditerranée.
Puis nous avions traversé Castelnaudary, la ville des moulins, Carcassonne, la cité du moyen âge, et par l’écluse de Fouserannes, si curieuse avec ses huit sas accolés, nous étions descendus à Béziers.
Quand le pays était intéressant, nous ne faisions que quelques lieues dans la journée ; quand au contraire il était monotone, nous allions plus vite.
C’était la route elle-même qui décidait notre marche et notre départ. Aucune des préoccupations ordinaires aux voyageurs ne nous gênait ; nous n’avions pas à faire de longues étapes pour gagner une auberge où nous serions certains de trouver à dîner et à coucher.
À heure fixe, nos repas étaient servis sous la verandah ; et tout en mangeant nous suivions tranquillement le spectacle mouvant des deux rives.
Quand le soleil s’abaissait, nous nous arrêtions où l’ombre nous surprenait ; et nous restions là jusqu’à ce que la lumière reparût.
Toujours chez nous, dans notre maison, nous ne connaissions point les heures désœuvrées du soir, si longues et si tristes bien souvent pour le voyageur.
Ces heures du soir, tout au contraire, étaient pour nous souvent trop courtes, et le moment du coucher nous surprenait presque toujours alors que nous ne pensions guère à dormir.
Le bateau arrêté, s’il faisait frais, on s’enfermait dans le salon, et, après avoir allumé un feu doux, pour chasser l’humidité ou le brouillard, qui étaient mauvais pour le malade, on apportait les lampes ; on installait Arthur devant la table ; je m’asseyais près de lui, et madame Milligan nous montrait des livres d’images ou des vues photographiques. De même que le bateau qui nous portait avait été construit pour cette navigation spéciale, de même les livres et les vues avaient été choisis pour ce voyage. Quand nos yeux commençaient à se fatiguer, elle ouvrait un de ces livres et nous lisait les passages qui devaient nous intéresser et que nous pouvions comprendre ; ou bien fermant livres et albums, elle nous racontait les légendes, les faits historiques se rapportant aux pays que nous venions de traverser. Elle parlait les yeux attachés sur ceux de son fils, et c’était chose touchante de voir la peine qu’elle se donnait pour n’exprimer que des idées, pour n’employer que des mots qui pussent être facilement compris.
Pour moi, quand les soirées étaient belles, j’avais aussi un rôle actif ; alors je prenais ma harpe, et descendant à terre, j’allais à une certaine distance me placer derrière un arbre qui me cachait dans son ombre, et là je chantais toutes les chansons, je jouais tous les airs que je savais ; pour Arthur c’était un grand plaisir que d’entendre ainsi de la musique dans le calme de la nuit, sans voir celui qui la faisait ; souvent il me criait : « encore ! » et je recommençais l’air que je venais de jouer.
C’était là une vie douce et heureuse pour un enfant qui comme moi n’avait quitté la chaumière de mère Barberin que pour suivre sur les grandes routes le signor Vitalis.
Quelle différence entre le plat de pommes de terre au sel de ma pauvre nourrice et les bonnes tartes aux fruits, les gelées, les crèmes, les pâtisseries de la cuisinière de madame Milligan !
Quel contraste entre les longues marches à pied, dans la boue, sous la pluie, par un soleil de feu, derrière mon maître, et cette promenade en bateau !
Mais, pour être juste envers moi-même, je dois dire que j’étais encore plus sensible au bonheur moral que je trouvais dans cette vie nouvelle, qu’aux jouissances matérielles qu’elle me donnait.
Oui, elles étaient bien bonnes les pâtisseries de madame Milligan ; oui, il était agréable de ne plus souffrir de la faim, du chaud ou du froid ; mais combien plus que tout cela étaient bons et agréables pour mon cœur les sentiments qui l’emplissaient.
Deux fois j’avais vu se briser ou se dénouer les liens qui m’attachaient à ceux que j’aimais : la première, lorsque j’avais été arraché d’auprès de mère Barberin ; la seconde, lorsque j’avais été séparé de Vitalis ; et ainsi deux fois je m’étais trouvé seul au monde, sans appui, sans soutien, n’ayant d’autres amis que mes bêtes.
Et voilà que dans mon isolement et dans ma détresse j’avais trouvé quelqu’un qui m’avait témoigné de la tendresse, et que j’avais pu aimer : une femme, une belle dame, douce, affable et tendre, un enfant de mon âge qui me traitait comme si j’avais été son frère.