En effet, nous vîmes que la neige qui couvrait notre cabane avait été foulée çà et là, jusqu’à une grosse branche penchée sur notre toit.
Nous suivîmes des yeux cette branche, qui appartenait à un gros chêne, et tout au haut de l’arbre, blottie dans une fourche, nous aperçûmes une petite forme de couleur sombre.
C’était Joli-Cœur, et ce qui s’était passé n’était pas difficile à deviner : effrayé par les hurlements des chiens et des loups, Joli-Cœur au lieu de rester près du feu, s’était élancé sur le toit de notre hutte, quand nous étions sortis, et de là il avait grimpé au haut du chêne, où se trouvant en sûreté, il était resté blotti, sans répondre à nos appels.
La pauvre petite bête si frileuse devait être glacée.
Mon maître l’appela doucement, mais il ne bougea pas plus que s’il était mort.
Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta ses appels : Joli-Cœur ne donna pas signe de vie.
J’avais à racheter ma négligence de la nuit.
– Si vous voulez, dis-je, je vais l’aller chercher.
– Tu vas te casser le cou.
– Il n’y a pas de danger.
Le mot n’était pas très-juste ; il y avait danger au contraire, surtout il y avait difficulté ; l’arbre était gros, et de plus il était couvert de neige dans les parties de son tronc et de ses branches qui avaient été exposées au vent.
Heureusement j’avais appris de bonne heure à grimper aux arbres et j’avais acquis dans cet art une force remarquable. Quelques petites branches avaient poussé çà et là, le long du tronc ; elles me servirent d’échelons, et bien que je fusse aveuglé par la neige que mes mains me faisaient tomber dans les yeux, je parvins bientôt à la première fourche. Arrivé là, l’ascension devenait facile ; je n’avais plus qu’à veiller à ne pas glisser sur la neige.
Tout en montant, je parlais doucement à Joli-Cœur qui ne bougeait pas, mais qui me regardait avec ses yeux brillants.
J’allais arriver à lui et déjà j’allongeais la main pour le prendre, lorsqu’il fit un bond et s’élança sur une autre branche.
Je le suivis sur cette branche, mais les hommes, hélas ! et même les gamins sont très-inférieurs aux singes pour courir dans les arbres.
Aussi est-il bien probable que je n’aurais, jamais pu atteindre Joli-Cœur si la neige n’avait pas couvert les branches ; mais comme cette neige lui mouillait les mains et les pieds il fut bientôt fatigué de cette poursuite. Alors dégringolant de branches en branches il sauta d’un bond sur les épaules de son maître, et se cacha sous la veste de celui-ci.
C’était beaucoup d’avoir retrouvé Joli-Cœur, mais ce n’était pas tout : il fallait maintenant chercher les chiens.
Nous arrivâmes en quelques pas à l’endroit où nous étions déjà venus dans la nuit, et où nous avions trouvé la neige piétinée.
Maintenant qu’il faisait jour, il nous fut facile de deviner ce qui s’était passé : la neige gardait imprimée en creux l’histoire de la mort des chiens.
En sortant de la cabane l’un derrière l’autre, ils avaient longé les fagots et nous suivions distinctement leurs traces pendant une vingtaine de mètres ; puis ces traces disparaissaient dans la neige bouleversée ; alors on voyait d’autres empreintes ; d’un côté celles qui montraient par où les loups, en quelques bonds allongés, avaient sauté sur les chiens ; et de l’autre celles qui disaient par où ils les avaient emportés après les avoir boulés ; de traces des chiens il n’en existait plus, à l’exception d’une traînée de rouge qui çà et là ensanglantait la neige.
Il n’y avait plus maintenant à poursuivre nos recherches plus loin ; les deux pauvres chiens avaient été égorgés là et emportés pour être dévorés à loisir dans quelque hallier épineux.
D’ailleurs nous devions nous occuper au plus vite de réchauffer Joli-Cœur.
Nous rentrâmes dans la cabane et tandis que Vitalis lui présentait les pieds et les mains au feu comme on fait pour les petits enfants, je chauffai bien sa couverture et nous l’enveloppâmes dedans.
Mais ce n’était pas seulement une couverture qu’il fallait, c’était encore un bon lit bassiné, c’était surtout une boisson chaude, et nous n’avions ni l’un ni l’autre ; heureux encore d’avoir du feu.
Nous nous étions assis, mon maître et moi, autour du foyer, sans rien dire, et nous restions là, immobiles, regardant le feu brûler.
Mais il n’était pas besoin de paroles, il n’était pas besoin de regard pour exprimer ce que nous ressentions.
– Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvres amis !
C’étaient les paroles que tous deux nous murmurions chacun de notre côté, ou tout au moins les pensées de nos cœurs.
Ils avaient été nos camarades, nos compagnons de bonne et mauvaise fortune, et pour moi, pendant mes jours de détresse et de solitude, mes amis, presque mes enfants.
Et j’étais coupable de leur mort.
Car je ne pouvais m’innocenter : si j’avais fait bonne garde comme je le devais, si je ne m’étais pas endormi, ils ne seraient pas sortis, et les loups ne seraient pas venus nous attaquer dans notre cabane, ils auraient été retenus à distance, effrayés par notre feu.