Lise était muette, mais non muette de naissance ; c’est-à-dire que le mutisme n’était point chez elle la conséquence de la surdité. Pendant deux ans elle avait parlé, puis tout à coup, un peu avant d’atteindre sa quatrième année, elle avait perdu l’usage de la parole. Cet accident, survenu à la suite de convulsions, n’avait heureusement pas atteint son intelligence, qui s’était au contraire développée avec une précocité extraordinaire ; non-seulement elle comprenait tout, mais encore elle disait, elle exprimait tout. Dans les familles pauvres et même dans beaucoup d’autres familles, il arrive trop souvent que l’infirmité d’un enfant est pour lui une cause d’abandon ou de répulsion. Mais cela ne s’était pas produit pour Lise, qui, par sa gentillesse et sa vivacité, son humeur douce et sa bonté expansive, avait échappé à cette fatalité. Ses frères la supportaient sans lui faire payer son malheur ; son père ne voyait que par elle ; sa sœur aînée Étiennette l’adorait.
Autrefois le droit d’aînesse était un avantage dans les familles nobles ; aujourd’hui, dans les familles d’ouvriers, c’est quelquefois hériter d’une lourde responsabilité que naître la première. Madame Acquin était morte un an après la naissance de Lise, et depuis ce jour Étiennette, qui avait alors deux années seulement de plus que son frère aîné, était devenue la mère de famille. Au lieu d’aller à l’école, elle avait dû rester à la maison, préparer la nourriture, coudre un bouton ou une pièce aux vêtements de son père ou de ses frères, et porter Lise dans ses bras ; on avait oublié qu’elle était fille, qu’elle était sœur, et l’on avait vite pris l’habitude de ne voir en elle qu’une servante, et une servante avec laquelle on ne se gênait guère, car on savait bien qu’elle ne quitterait pas la maison et ne se fâcherait jamais.
À porter Lise sur ses bras, à traîner Benjamin par la main, à travailler toute la journée, se levant tôt pour faire la soupe du père avant son départ pour la halle, se couchant tard pour remettre tout en ordre après le souper, à laver le linge des enfants au lavoir, à arroser l’été quand elle avait un instant de répit, à quitter son lit la nuit pour étendre les paillassons pendant l’hiver, quand la gelée prenait tout à coup, Étiennette n’avait pas eu le temps d’être une enfant, de jouer, de rire. À quatorze ans, sa figure était triste et mélancolique comme celle d’une vieille fille de trente-cinq ans, cependant avec un rayon de douceur et de résignation.
Il n’y avait pas cinq minutes que j’avais accroché ma harpe au clou qui m’avait été désigné, et que j’étais en train de raconter comment nous avions été surpris par le froid et la fatigue en revenant de Gentilly, où nous avions espéré coucher dans une carrière, quand j’entendis un grattement à la porte qui ouvrait sur le jardin, et en même temps un aboiement plaintif.
– C’est Capi ! dis-je en me levant vivement.
Mais Lise me prévint ; elle courut à la porte et l’ouvrit.
Le pauvre Capi s’élança d’un bond contre moi, et, quand je l’eus pris dans mes bras, il se mit à me lécher la figure en poussant des petits cris de joie : tout son corps tremblait.
– Et Capi ? dis-je.
Ma question fut comprise.
– Eh bien, Capi restera avec toi.
Comme s’il comprenait, le chien sauta à terre et, mettant la patte droite sur son cœur, il salua. Cela fît beaucoup rire les enfants, surtout Lise, et pour les amuser je voulus que Capi leur jouât une pièce de son répertoire, mais lui ne voulut pas m’obéir et sautant sur mes genoux, il recommença à m’embrasser ; puis, descendant, il se mit à me tirer par la manche de ma veste.
– Il veut que je sorte.
– Pour te mener auprès de ton maître.
Les hommes de police qui avaient emporté Vitalis avaient dit qu’ils avaient besoin de m’interroger et qu’ils viendraient dans la journée, quand je serais réchauffé et réveillé. C’était bien long, bien incertain de les attendre. J’étais anxieux d’avoir des nouvelles de Vitalis. Peut-être n’était-il pas mort comme on l’avait cru ? Je n’étais pas mort, moi. Il pouvait comme moi, être revenu à la vie.
Voyant mon inquiétude et devinant sa cause, le père m’emmena au bureau du commissaire, où l’on m’adressa questions sur questions, auxquelles je ne répondis que quand on m’eut assuré que Vitalis était mort. Ce que je savais était bien simple, je le racontai. Mais le commissaire voulut en apprendre davantage, et il m’interrogea longuement sur Vitalis et sur moi.
Sur moi je répondis que je n’avais plus de parents et que Vitalis m’avait loué moyennant une somme d’argent qu’il avait payée d’avance au mari de ma nourrice.
– Et maintenant ? me dit le commissaire. À ce mot, le père intervint.
– Nous nous chargerons de lui, si vous voulez bien nous le confier.
Non-seulement le commissaire voulut bien me confier au jardinier, mais encore il le félicita pour sa bonne action.
Il fallait maintenant répondre au sujet de Vitalis, et cela m’était assez difficile, car je ne savais rien ou presque rien.