Si le cœur m’en disait ! L’assiette de soupe fut engloutie en quelques secondes. Quand je reposai ma cuiller, Lise, qui était restée devant moi me regardant fixement, poussa un petit cri qui n’était plus un soupir cette fois, mais une exclamation de contentement. Puis, me prenant l’assiette, elle la tendit à son père pour qu’il la remplît, et quand elle fut pleine, elle me la rapporta avec un sourire si doux, si encourageant que, malgré ma faim, je restai un moment sans penser à prendre l’assiette.
Comme la première fois, la soupe disparut promptement ; ce n’était plus un sourire qui plissait les lèvres des enfants me regardant, mais un vrai rire qui leur épanouissait la bouche et les lèvres.
– Eh bien ! mon garçon, dit le jardinier, tu es une jolie cuiller.
Je me sentis rougir jusqu’aux cheveux ; mais après un moment je crus qu’il valait mieux avouer la vérité que de me laisser accuser de gloutonnerie, et je répondis que je n’avais pas dîné la veille.
– Et déjeuné ?
– Pas déjeuné non plus.
– Et ton maître ?
– Il n’avait pas mangé plus que moi.
– Alors il est mort autant de faim que de froid. La soupe m’avait rendu la force ; je me levai pour partir.
– Où veux-tu aller ? dit le père.
– Partir.
– Où vas-tu ?
– Je ne sais pas.
– Tu as des amis à Paris ?
– Non.
– Des gens de ton pays ?
– Personne.
– Où est ton garni ?
– Nous n’avions pas de logement ; nous sommes arrivés hier.
– Qu’est-ce que tu veux faire ?
– Jouer de la harpe, chanter mes chansons et gagner ma vie.
– Où cela ?
– À Paris.
– Tu ferais mieux de retourner dans ton pays, chez tes parents ; où demeurent tes parents ?
– Je n’ai pas de parents.
– Tu disais que le vieux à barbe blanche n’était pas ton père ?
– Je n’ai pas de père.
– Et ta mère ?
– Je n’ai pas de mère.
– Tu as bien un oncle, une tante, des cousins, des cousines, quelqu’un.
– Non, personne.
– D’où viens-tu ?
– Mon maître m’avait acheté au mari de ma nourrice. Vous avez été bon pour moi, je vous en remercie bien de tout cœur, et, si vous voulez, je reviendrai dimanche pour vous faire danser en jouant de la harpe, si cela vous amuse.
En parlant, je m’étais dirigé vers la porte ; mais j’avais fait à peine quelques pas que Lise, qui me suivait, me prit par la main et me montra ma harpe en souriant.
Il n’y avait pas à se tromper.
– Vous voulez que je joue ?
Elle fit un signe de tête, et frappa joyeusement des mains.
– Eh bien, oui, dit le père, joue-lui quelque chose.
Je pris ma harpe et, bien que je n’eusse pas le cœur à la danse ni à la gaîté, je me mis à jouer une valse, ma bonne, celle que j’avais bien dans les doigts ; ah ! comme j’aurais voulu jouer aussi bien que Vitalis et faire plaisir à cette petite fille qui me remuait si doucement le cœur avec ses yeux !
Tout d’abord elle m’écouta en me regardant fixement, puis elle marqua la mesure avec ses pieds ; puis bientôt, comme si elle était entraînée par la musique, elle se mit à tourner dans la cuisine, tandis que ses deux frères et sa sœur aînée restaient tranquillement assis : elle ne valsait pas, bien entendu, et elle ne faisait pas les pas ordinaires, mais elle tournoyait gracieusement avec un visage épanoui.
Assis près de la cheminée, son père ne la quittait pas des yeux, il paraissait tout ému et il battait des mains. Quand la valse fut finie et que je m’arrêtai, elle vint se camper gentiment en face de moi et me fit une belle révérence. Puis, tout de suite frappant ma harpe d’un doigt, elle fît un signe qui voulait dire « encore ».
J’aurais joué pour elle toute la journée avec plaisir ; mais son père dit que c’était assez parce qu’il ne voulait pas qu’elle se fatiguât à tourner.
Alors au lieu de jouer un air de valse ou de danse, je chantai ma chanson napolitaine que Vitalis m’avait apprise :
Cette chanson était pour moi ce qu’a été le « Des chevaliers de ma patrie » de
Aux premières mesures, Lise vint se placer en face de moi, ses yeux fixés sur les miens, remuant les lèvres comme si mentalement elle répétait mes paroles, puis quand l’accent de la chanson devint plus triste, elle recula doucement de quelques pas, si bien qu’à la dernière strophe elle se jeta en pleurant sur les genoux de son père.
– Assez, dit celui-ci.
– Est-elle bête ! dit un de ses frères, celui qui s’appelait Benjamin, elle danse et puis tout de suite elle pleure.
– Pas si bête que toi ! elle comprend, dit la sœur aînée, en se penchant sur elle pour l’embrasser.