— Le voilà, répondit Barberin en montrant un mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins.
Vitalis défît ces nœuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ; il s’y trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile.
— Ce n’est pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis, vous deviez me donner ses affaires et je ne trouve là que des guenilles.
— Il n’en a pas d’autres.
— Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’il dirait que ce n’est pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je n’ai pas le temps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Comment se nomme-t-il ?
— Rémi.
— Allons, Rémi, prend ton paquet, et passe devant Capi, en avant, marche !
Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin, mais tous deux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet.
Il fallut marcher.
Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand j’en franchis le seuil, que j’y laissais un morceau de ma peau.
Vivement, je regardai autour de moi, mes yeux obscurcis par les larmes ne virent personne à qui demander secours : personne sur la route, personne dans les prés d’alentour.
Je me mis à appeler :
— Maman, mère Barberin !
Mais personne ne répondit à ma voix, qui s’éteignit dans un sanglot.
Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâché le poignet.
— Bon voyage ! cria Barberin. Et il rentra dans la maison. Hélas ! c’était fini.
— Allons, Rémi, marchons, mon enfant, dit Vitalis. Et sa main tira mon bras.
Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il ne pressa point son pas, et même je crois bien qu’il le régla sur le mien.
Le chemin que nous suivions s’élevait en lacets le long de la montagne, et, à chaque détour, j’apercevais la maison de mère Barberin qui diminuait, diminuait. Bien souvent j’avais parcouru ce chemin et je savais que quand nous serions à son dernier détour, j’apercevrais la maison encore une fois, puis qu’aussitôt que nous aurions fait quelques pas sur le plateau, ce serait fini ; plus rien ; devant moi l’inconnu ; derrière moi la maison où j’avais vécu jusqu’à ce jour si heureux, et que sans doute je ne reverrais jamais.
Heureusement la montée était longue ; cependant à force de marcher, nous arrivâmes au haut. Vitalis ne m’avait pas lâché le poignet.
— Voulez-vous me laisser reposer un peu ? lui dis-je.
— Volontiers, mon garçon.
Et, pour la première fois, il desserra la main.
Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers Capi, et faire un signe que celui-ci comprit.
Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna la tête de la troupe et vint se placer derrière moi.
Cette manœuvre acheva de me faire comprendre ce que le signe m’avait déjà indiqué : Capi était mon gardien ; si je faisais un mouvement pour me sauver, il devait me sauter aux jambes.
J’allai m’asseoir sur le parapet gazonné, et Capi me suivit de près.
Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcis par les larmes la maison de mère Barberin.
Au-dessous de nous descendait le vallon que nous venions de remonter, coupé de prés et de bois, puis tout au bas se dressait isolée la maison maternelle, celle où j’avais été élevé.
Elle était d’autant plus facile à trouver au milieu des arbres, qu’en ce moment même une petite colonne de fumée jaune sortait de sa cheminée, et, montant droit dans l’air tranquille, s’élevait jusqu’à nous.
Soit illusion du souvenir, soit réalité, cette fumée m’apportait l’odeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour des branches des bourrées avec lesquelles nous avions fait du feu pendant tout l’hiver : il me sembla que j’étais encore au coin du foyer, sur mon petit banc, les pieds dans les cendres quand le vent s’engouffrant dans la cheminée nous rabattait la fumée au visage.
Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions, les choses avaient conservé leurs formes nettes et distinctes, diminuées, rapetissées seulement.
Sur le fumier, notre poule, la dernière qui restât, allait de çà de là, mais elle n’avait plus sa grosseur ordinaire, et si je ne l’avais pas bien connue je l’aurais prise pour un petit pigeon. Au bout de la maison je voyais le poirier au tronc crochu que pendant si longtemps j’avais transformé en cheval. Puis à côté du ruisseau qui traçait une ligne blanche dans l’herbe verte, je devinais le canal de dérivation que j’avais eu tant de peine à creuser pour qu’il allât mettre en mouvement une roue de moulin, fabriquée de mes mains ; laquelle roue, hélas ! n’avais jamais pu tourner malgré tout le travail qu’elle m’avait coûté.
Tout était là à sa place ordinaire, et ma brouette, et ma charrue faite d’une branche torse, et la niche dans laquelle j’élevais des lapins quand nous avions des lapins, et mon jardin, mon cher jardin.
Qui les verrait fleurir, mes pauvres fleurs ? Qui les arrangerait, mes topinambours ? Barberin sans doute, le méchant Barberin.
Encore un pas sur la route et à jamais tout cela disparaissait.