Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que notre position n’était pas bien grave, nous n’avions rien fait, et il ne nous serait pas difficile de prouver que nous avions acheté notre vache, le bon vétérinaire d’Ussel serait notre témoin.
— Et si l’on nous accuse d’avoir volé l’argent avec lequel nous avons payé notre vache, comment prouverons-nous que nous l’avons gagné ? tu vois bien que quand on est malheureux, on est coupable de tout.
Mattia avait raison, je ne savais que trop bien qu’on est dur aux malheureux ; les cris qui venaient de nous accompagner jusqu’à la prison ne le prouvaient-ils pas encore ?
— Et puis, dit Mattia en continuant de pleurer, quand nous sortirons de cette prison, quand on nous rendrait notre vache, est-il certain que nous trouverons mère Barberin ?
— Pourquoi ne la trouverions-nous pas ?
— Depuis le temps que tu l’as quittée, elle a pu mourir.
Je fus frappé au cœur par cette crainte : c’était vrai que mère Barberin avait pu mourir, car bien que n’étant pas d’un âge où l’on admet facilement l’idée de la mort, je savais par expérience qu’on peut perdre ceux qu’on aime ; n’avais-je pas perdu Vitalis ? Comment cette idée ne m’était-elle pas venue déjà.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? demandai-je.
— Parce que, quand je suis heureux, je n’ai que des idées gaies dans ma tête stupide, tandis que quand je suis malheureux je n’ai que des idées tristes. Et j’étais si heureux à la pensée d’offrir ta vache à ta mère Barberin que je ne voyais que le contentement de mère Barberin, je ne voyais que le nôtre et j’étais ébloui, comme grisé.
— Ta tête n’est pas plus stupide que la mienne, mon pauvre Mattia, car je n’ai pas eu d’autres idées que les tiennes ; comme toi aussi j’ai été ébloui et grisé.
— Ah ! ah ! la vache du prince ! s’écria Mattia en pleurant, il est beau le prince !
Puis tout à coup se levant brusquement en gesticulant :
— Si mère Barberin était morte, et si l’affreux Barberin était vivant, s’il nous prenait notre vache, s’il te prenait toi-même ?
Assurément c’était l’influence de la prison qui nous inspirait ces tristes pensées, c’étaient les cris de la foule, c’était le gendarme, c’était le bruit de la serrure et des verrous quand on avait fermé, la porte sur nous.
Mais ce n’était pas seulement à nous que Mattia pensait, c’était aussi à notre vache.
— Qui va lui donner à manger ? qui va la traire ?
Plusieurs heures se passèrent dans ces tristes pensées, et plus le temps marchait, plus nous nous désolions.
J’essayai cependant de réconforter Mattia en lui expliquant qu’on allait venir nous interroger.
— Eh bien ; que dirons-nous ?
— La vérité.
— Alors on va te remettre entre les mains de Barberin, ou bien si mère Barberin est seule chez elle, on va l’interroger aussi pour savoir si nous ne mentons pas, nous ne pourrons donc plus lui faire notre surprise.
Enfin notre porte s’ouvrit avec un terrible bruit de ferraille et nous vîmes entrer un vieux monsieur à cheveux blancs dont l’air ouvert et bon nous rendit tout de suite l’espérance.
— Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et répondez à M. le juge de paix.
— C’est bien, c’est bien, dit le juge de paix en faisant signe au geôlier de le laisser seul, je me charge d’interroger celui-là, — il me désigna du doigt, — emmenez l’autre et gardez-le ; je l’interrogerai ensuite.
Je crus que dans ces conditions je devais avertir Mattia de ce qu’il avait à répondre.
— Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vous racontera la vérité, toute la vérité.
— C’est bien, c’est bien, interrompit vivement le juge de paix comme s’il voulait me couper la parole.
Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancer un rapide coup d’œil pour me dire qu’il m’avait compris.
— On vous accuse d’avoir volé une vache, me dit le juge de paix en me regardant dans les deux yeux.
Je répondis que nous avions acheté cette vache à la foire d’Ussel, et je nommai le vétérinaire qui nous avait assistés dans cet achat.
— Cela sera vérifié.
— Je l’espère, car ce sera cette vérification qui prouvera notre innocence.
— Et dans quelle intention avez-vous acheté une vache ?
— Pour la conduire à Chavanon et l’offrir à la femme qui a été ma mère nourrice, en reconnaissance de ses soins et en souvenir de mon affection pour elle.
— Et comment se nomme cette femme ?
— Mère Barberin.
— Est-ce la femme d’un ouvrier maçon qui, il y a quelques années, a été estropié à Paris ?
— Oui, monsieur le juge de paix.
— Cela aussi sera vérifié.
Mais je ne répondis pas à cette parole comme je l’avais fait pour le vétérinaire d’Ussel.
Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de questions et je dus répondre que s’il interrogeait mère Barberin le but que nous nous étions proposé se trouvait manqué : il n’y avait plus de surprise.
Cependant au milieu de mon embarras j’éprouvais une vive satisfaction : puisque le juge de paix connaissait mère Barberin et qu’il s’informerait auprès d’elle de la vérité ou de la fausseté de mon récit, cela prouvait que mère Barberin était toujours vivante.