Et Mattia, qui ne doute de rien, s’approche d’un gros homme à barbe rousse pour lui demander poliment, le chapeau à la main, le chemin de Green square.
Il me semble que Mattia est bien longtemps à s’expliquer avec son homme qui, plusieurs fois, lui fait répéter les mêmes mots, mais je ne veux pas paraître douter du savoir de mon ami.
Enfin il revient :
— C’est très-facile, dit-il, il n’y a qu’à longer la Tamise ; nous allons suivre les quais.
Mais il n’y a pas de quais à Londres, ou plutôt il n’y en avait pas à cette époque, les maisons s’avançaient jusque dans la rivière ; nous sommes donc obligés de suivre des rues qui nous paraissent longer la rivière.
Elles sont bien sombres, ces rues, bien boueuses, bien encombrées de voitures, de caisses, de ballots, de paquets de toute espèce, et c’est difficilement que nous parvenons à nous faufiler au milieu de ces embarras sans cesse renaissants. J’ai attaché Capi avec une corde et je le tiens sur mes talons ; il n’est qu’une heure et pourtant le gaz est allumé dans les magasins, il pleut de la suie.
Vu sous cet aspect, Londres ne produit pas sur nous le même sentiment que la Tamise.
Nous avançons et de temps en temps Mattia demande si nous sommes loin encore de Lincoln’s Inn : il me rapporte que nous devons passer sous une grande porte qui barrera la rue que nous suivons. Cela me paraît bizarre, mais je n’ose pas lui dire que je crois qu’il se trompe.
Cependant il ne s’est point trompé et nous arrivons enfin à une arcade qui enjambe par-dessus la rue avec deux petites portes latérales : c’est Temple-Bar. De nouveau nous demandons notre chemin et l’on nous répond de tourner à droite.
Alors nous ne sommes plus dans une grande rue pleine de mouvement et de bruit ; nous nous trouvons au contraire, dans des petites ruelles silencieuses qui s’enchevêtrent les unes dans les autres, et il nous semble que nous tournons sur nous-mêmes sans avancer comme dans un labyrinthe.
Tout à coup au moment où nous nous croyons perdus, nous nous trouvons devant un petit cimetière plein de tombes, dont les pierres sont noires comme si on les avait peintes avec de la suie ou du cirage : c’est
Pendant que Mattia interroge une ombre qui passe, je m’arrête pour tâcher d’empêcher mon cœur de battre, je ne respire plus et je tremble.
Puis je suis Mattia et nous nous arrêtons devant une plaque en cuivre sur laquelle nous lisons :
Mattia s’avance pour tirer la sonnette, mais j’arrête son bras.
— Qu’as-tu ? me dit-il, comme tu es pâle.
— Attends un peu que je reprenne courage. Il sonne et nous entrons.
Je suis tellement troublé, que je ne vois pas très distinctement autour de moi ; il me semble que nous sommes dans un bureau et que deux ou trois personnes penchées sur des tables écrivent à la lueur de plusieurs becs de gaz qui brûlent en chantant.
C’est à l’une de ces personnes que Mattia s’adresse, car bien entendu je l’ai chargé de porter la parole. Dans ce qu’il dit reviennent plusieurs fois les mots de
Nous entrons dans une pièce pleine de livres et de papiers : un monsieur est assis devant un bureau, et un autre en robe et en perruque, tenant à la main plusieurs sacs bleus, s’entretient avec lui.
En peu de mots, celui qui nous précède explique qui nous sommes, et alors les deux messieurs nous regardent de la tête aux pieds.
— Lequel de vous est l’enfant élevé par Barberin ? dit en français le monsieur assis devant le bureau.
En entendant parler français, je me sens rassuré et j’avance d’un pas :
— Moi, monsieur.
— Où est Barberin ?
— Il est mort.
Les deux messieurs se regardent un moment, puis celui qui a une perruque sur la tête sort en emportant ses sacs.
— Alors, comment êtes-vous venus ? demande le monsieur qui avait commencé à m’interroger.
— À pied jusqu’à Boulogne et de Boulogne à Londres en bateau ; nous venons de débarquer.
— Barberin vous avait donné de l’argent ?
— Nous n’avons pas vu Barberin.
— Alors comment avez-vous su que vous deviez venir ici ?
Je fis aussi court que possible le récit qu’on me demandait.
J’avais hâte de poser à mon tour quelques questions, une surtout qui me brûlait les lèvres, mais je n’en eus pas le temps.
Il fallut que je racontasse comment j’avais été élevé par Barberin, comment j’avais été vendu par celui-ci à Vitalis, comment à la mort de mon maître j’avais été recueilli par la famille Acquin, enfin comment le père ayant été mis en prison pour dettes, j’avais repris mon ancienne existence de musicien ambulant.
À mesure que je parlais, le monsieur prenait des notes et il me regardait d’une façon qui me gênait : il faut dire que son visage était dur, avec quelque chose de fourbe dans le sourire.