Mais, j’ai beau ouvrir les yeux, je ne vois rien ou presque rien, si ce n’est les lumières rouges du gaz qui brûlent dans le brouillard, comme dans un épais nuage de fumée ; c’est à peine si on aperçoit les lanternes des voitures que nous croisons, et, de temps en temps nous nous arrêtons court, pour ne pas accrocher ou pour ne pas écraser des gens qui encombrent les rues.
Nous roulons toujours ; il y a déjà bien longtemps que nous sommes sortis de chez Greth and Galley ; cela me confirme dans l’idée que mes parents demeurent à la campagne ; bientôt sans doute nous allons quitter les rues étroites pour courir dans les champs.
Comme nous nous tenons la main, Mattia et moi, cette pensée que je vais retrouver mes parents me fait serrer la sienne ; il me semble qu’il est nécessaire de lui exprimer que je suis son ami, en ce moment même, plus que jamais et pour toujours.
Mais au lieu d’arriver dans la campagne, nous entrons dans des rues plus étroites, et nous entendons le sifflet des locomotives.
Alors je prie Mattia de demander à notre guide si nous n’allons pas enfin arriver chez mes parents ; la réponse de Mattia est désespérante : il prétend que le clerc de Greth and Galley a dit qu’il n’était jamais venu dans ce quartier de voleurs. Sans doute Mattia se trompe, il ne comprend pas ce qu’on lui a répondu. Mais il soutient que
Mais rien n’annonce la campagne : l’Angleterre n’est donc qu’une ville de pierre et de boue qui s’appelle Londres ? Cette boue nous inonde dans notre voiture, elle jaillit jusque sur nous en plaques noires ; une odeur infecte nous enveloppe depuis assez longtemps déjà ; tout cela indique que nous sommes dans un vilain quartier, le dernier sans doute, avant d’arriver dans les prairies de Bethnal-Green. Il me semble que nous tournons sur nous-mêmes, et de temps en temps notre cocher ralentit sa marche, comme s’il ne savait plus où il est. Tout à coup, il s’arrête enfin brusquement, et notre judas s’ouvre.
Alors une conversation ou plus justement une discussion, s’engage : Mattia me dit qu’il croit comprendre que notre cocher ne veut pas aller plus loin, parce qu’il ne connaît pas son chemin ; il demande des indications au clerc de Greth and Galley, et celui-ci continue à répondre qu’il n’est jamais venu dans ce quartier de voleurs : j’entends le mot
Assurément, ce n’est pas là Bethnal-Green.
Que va-t-il se passer ?
La discussion continue par le judas, et c’est avec une égale colère que le cocher et le clerc s’envoient leurs répliques par ce trou.
Enfin, le clerc après avoir donné de l’argent au cocher qui murmure, descend du cab, et de nouveau, il nous fait « psit, psit » ; il est clair que nous devons descendre à notre tour.
Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu du brouillard ; une boutique est brillamment illuminée, et le gaz reflété par des glaces, par des dorures et par des bouteilles taillées à facettes, se répand dans la rue, où il perce le brouillard jusqu’au ruisseau : c’est une taverne, ou mieux ce que les Anglais nomment un
— Psit ! psit ! fait notre guide.
Et nous entrons avec lui dans ce
Sur ce beau comptoir en argent, notre guide se fait servir un verre d’une liqueur blanche qui sent bon, et, après l’avoir vidé d’un trait avec l’avidité qu’il mettait, quelques instants auparavant, à avaler le brouillard, il engage une conversation avec l’homme aux bras nus jusqu’au coude qui l’a servi.
Il n’est pas bien difficile de deviner qu’il demande son chemin, et je n’ai pas besoin d’interroger Mattia.