— Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né un an après mon mariage avec ta mère. Quand j’épousai ta mère, il y avait une jeune fille qui croyait que je la prendrais pour femme, et à qui ce mariage inspira une haine féroce contre celle qu’elle considérait comme sa rivale. Ce fut pour se venger que le jour juste où tu atteignais tes six mois, elle te vola et t’emporta en France, à Paris, où elle t’abandonna dans la rue. Nous fîmes toutes les recherches possibles, mais cependant sans aller jusqu’à Paris, car nous ne pouvions pas supposer qu’on t’avait porté si loin. Nous ne te retrouvâmes point, et nous te croyions mort et perdu à jamais, lorsqu’il y a trois mois, cette femme, atteinte d’une maladie mortelle, révéla, avant de mourir, la vérité. Je partis aussitôt pour la France et j’allai chez le commissaire de police du quartier dans lequel tu avais été abandonné. Là on m’apprit que tu avais été adopté par un maçon de la Creuse, celui-là même qui t’avait trouvé, et aussitôt je me rendis à Chavanon. Barberin me dit qu’il t’avait loué à Vitalis, un musicien ambulant et que tu parcourais la France avec celui-ci. Comme je ne pouvais pas rester en France et me mettre à la poursuite de Vitalis, je chargeai Barberin de ce soin et lui donnai de l’argent pour venir à Paris. En même temps je lui recommandais d’avertir les gens de loi qui s’occupent de mes affaires, MM. Greth et Galley, quand il t’aurait retrouvé. Si je ne lui donnai point mon adresse ici, c’est que nous n’habitons Londres que dans l’hiver ; pendant la belle saison nous parcourons l’Angleterre et l’Écosse pour notre commerce de marchands ambulants avec nos voitures et notre famille. Voilà, mon garçon, comment tu as été retrouvé, et comment après treize ans, tu reprends ici ta place, dans la famille. Je comprends que tu sois un peu effarouché car tu ne nous connais pas, et tu n’entends pas ce que nous disons de même que tu ne peux pas te faire entendre ; mais j’espère que tu t’habitueras vite.
Oui sans doute, je m’habituerais vite ; n’était-ce pas tout naturel puisque j’étais dans ma famille, et que ceux avec qui j’allais vivre étaient mes père et mère, mes frères et sœurs ?
Les beaux langes n’avaient pas dit vrai ; pour mère Barberin, pour Lise, pour le père Acquin, pour ceux qui m’avaient secouru, c’était un malheur ; je ne pourrais pas faire pour eux ce que j’avais rêvé, car des marchands ambulants, alors surtout qu’ils demeurent dans un hangar, ne doivent pas être bien riches ; mais pour moi qu’importait après tout : j’avais une famille et c’était un rêve d’enfant de s’imaginer que la fortune serait ma mère : tendresse vaut mieux que richesse : ce n’était pas d’argent que j’avais besoin, c’était d’affection.
Pendant que j’écoutais le récit de mon père, n’ayant des yeux et des oreilles que pour lui, on avait dressé le couvert sur la table : des assiettes à fleurs bleues, et dans un plat en métal un gros morceau de bœuf cuit au four avec des pommes de terre tout autour.
— Avez-vous faim, les garçons ? nous demanda mon père en s’adressant à Mattia et à moi.
Pour toute réponse, Mattia montra ses dents blanches.
— Eh bien, mettons-nous à table, dit mon père.
Mais avant de s’asseoir, il poussa le fauteuil de mon grand-père jusqu’à la table. Puis prenant place lui-même le dos au feu, il commença à couper le roast-beef et il nous en servit à chacun une belle tranche accompagnée de pommes de terre.
Quoique je n’eusse pas été élevé dans des principes de civilité, ou plutôt pour dire vrai, bien que je n’eusse pas été élevé du tout, je remarquai que mes frères et ma sœur aînée mangeaient le plus souvent avec leurs doigts, qu’ils trempaient dans la sauce et qu’ils léchaient sans que mon père ni ma mère parussent s’en apercevoir ; quant à mon grand-père, il n’avait d’attention que pour son assiette, et la seule main dont il pût se servir allait continuellement de cette assiette à sa bouche ; quand il laissait échapper un morceau de ses doigts tremblants mes frères se moquaient de lui.
Le souper achevé, je crus que nous allions passer la soirée devant le feu ; mais mon père me dit qu’il attendait des amis, et que nous devions nous coucher ; puis, prenant une chandelle, il nous conduisit dans une remise qui tenait à la pièce où nous avions mangé : là se trouvaient deux de ces grandes voitures qui servent ordinairement aux marchands ambulants. Il ouvrit la porte de l’une et nous vîmes qu’il s’y trouvait deux lits superbes.
— Voilà vos lits, dit-il ; dormez bien.
Telle fut ma réception dans ma famille, — la famille Driscoll.
Chapitre 14
Père et mère honoreras
Mon père en se retirant, nous avait laissé la chandelle, mais il avait fermé en dehors la porte de notre voiture : nous n’avions donc qu’à nous coucher ; ce que nous fîmes au plus vite, sans bavarder comme nous en avions l’habitude tous les soirs, et sans nous raconter nos impressions de cette journée si remplie.
— Bonsoir, Rémi, me dit Mattia.
— Bonsoir, Mattia.