— Peut-être bien ; ce que je dis, ce que j’explique, peut être absurde, mais c’est parce que je le dis et l’explique mal, parce que j’ai une pauvre tête ; un autre que moi l’expliquerait mieux, et cela deviendrait raisonnable ; c’est moi qui suis absurde, voilà tout.
— Hélas ! non, ce n’est pas tout.
— Enfin tu dois faire attention que tu ne ressembles ni à ton père ni à ta mère, et que tu n’as pas les cheveux blonds, comme tes frères et sœurs qui tous, tu entends bien, tous, sont du même blond ; pourquoi ne serais-tu pas comme eux ? D’un autre côté, il y a une chose bien étonnante : comment des gens qui ne sont pas riches ont-ils dépensé tant d’argent pour retrouver un enfant ? Pour toutes ces raisons, selon moi, tu n’es pas un Driscoll ; je sais bien que je ne suis qu’une bête, on me l’a toujours dit, c’est la faute de ma tête. Mais tu n’es pas un Driscoll, et tu ne dois pas rester avec les Driscoll. Si tu veux, malgré tout, y rester, je reste avec toi ; mais tu voudras bien écrire à mère Barberin pour lui demander de nous dire au juste comment étaient tes langes ; quand nous aurons sa lettre, tu interrogeras celui que tu appelles ton père, et alors nous commencerons peut-être à voir un peu plus clair ; jusque-là je ne bouge pas, et malgré tout je reste avec toi ; s’il faut travailler, nous travaillerons ensemble.
— Mais si un jour on cognait sur la tête de Mattia ? Il se mit à sourire tristement :
— Ce ne serait pas là le plus dur : est-ce que les coups font du mal quand on les reçoit pour son ami ?
Chapitre 15
Capi perverti
Ce fut seulement à la nuit tombante que nous rentrâmes cour du Lion-Rouge : nous passâmes toute notre journée à nous promener dans ce beau parc, en causant, après avoir déjeuné d’un morceau de pain que nous achetâmes.
Mon père était de retour à la maison et ma mère était debout : ni lui, ni elle, ne nous firent d’observations sur notre longue promenade ; ce fut seulement après le souper que mon père nous dit qu’il avait à nous parler à tous deux, à Mattia et à moi, et pour cela il nous fit venir devant la cheminée, ce qui nous valut un grognement du grand-père qui décidément était féroce pour garder sa part de feu.
— Dites-moi donc un peu comment vous gagniez votre vie en France ? demanda mon père.
Je fis le récit qu’il nous demandait.
— Ainsi vous n’avez jamais eu peur de mourir de faim ?
— Jamais ; non-seulement nous avons gagné notre vie, mais encore nous avons gagné de quoi acheter une vache, dit Mattia avec assurance.
Et à son tour il raconta l’acquisition de notre vache.
— Vous avez donc bien du talent ? demanda mon père ; montrez-moi un peu de quoi vous êtes capables.
Je pris ma harpe et jouai un air, mais ce ne fut pas ma chanson napolitaine.
— Bien, bien, dit mon père, et Mattia que sait-il ? Mattia aussi joua un morceau de violon et un autre de cornet à piston.
Ce fut ce dernier qui provoqua les applaudissements des enfants, qui nous écoutaient rangés en cercle autour de nous.
— Et Capi ? demanda mon père, de quoi joue-t-il ? Je ne pense pas que c’est pour votre seul agrément que vous traînez un chien avec vous ; il doit être en état de gagner au moins sa nourriture.
J’étais fier des talents de Capi, non-seulement pour lui, mais encore pour Vitalis ; je voulus qu’il jouât quelques-uns des tours de son répertoire, et il obtint auprès des enfants son succès accoutumé.
— Mais c’est une fortune, ce chien-là, dit mon père.
Je répondis à ce compliment en faisant l’éloge de Capi et en assurant qu’il était capable d’apprendre en peu de temps tout ce qu’on voulait bien lui montrer, même ce que les chiens ne savaient pas faire ordinairement.
Mon père traduisit mes paroles en anglais, et il me sembla qu’il y ajoutait quelques mots que je ne compris pas, mais qui firent rire tout le monde, ma mère, les enfants, et mon grand-père aussi, qui cligna de l’œil à plusieurs reprises en criant :
— Puisqu’il en est ainsi, continua mon père, voici ce que je vous propose ; mais avant tout, il faut que Mattia dise s’il lui convient de rester en Angleterre, et s’il veut demeurer avec nous.
— Je désire rester avec Rémi, répondit Mattia, qui était beaucoup plus fin qu’il ne disait et même qu’il ne croyait, et j’irai partout où ira Rémi.
Mon père, qui ne pouvait pas deviner ce qu’il y avait de sous-entendu dans cette réponse, s’en montra satisfait.