Repoussé par Allen et par Ned, repoussé par Annie, il ne m’était resté que la petite Kate, qui avec ses trois ans était trop jeune pour entrer dans l’association de ses frères et de sa sœur ; elle avait donc bien voulu se laisser caresser par moi, d’abord parce que je lui faisais faire des tours par Capi, et plus tard, lorsque Capi me fut rendu, parce que je lui apportais les bonbons, les gâteaux, les oranges que dans nos représentations les enfants nous donnaient d’un air majestueux en nous disant : « Pour le chien ». Donner des oranges au chien, cela n’était peut-être pas très-sensé, mais je les acceptais avec reconnaissance, car elles me permettaient de gagner ainsi les bonnes grâces de miss Kate.
Ainsi de toute ma famille, cette famille pour laquelle je me sentais tant de tendresse dans le cœur lorsque j’étais débarqué en Angleterre, il n’y avait que la petite Kate qui me permettait de l’aimer ; mon grand-père continuait à cracher furieusement de mon côté toutes les fois que je l’approchais ; mon père ne s’occupait de moi que pour me demander chaque soir le compte de notre recette ; ma mère, le plus souvent n’était pas de ce monde ; Allen, Ned et Annie me détestaient, seule Kate se laissait caresser, encore n’était-ce que parce que mes poches étaient pleines.
Quelle chute !
Aussi dans mon chagrin, et bien que tout d’abord j’eusse repoussé les suppositions de Mattia, en venais-je à me dire que si vraiment j’étais l’enfant de cette famille on aurait pour moi d’autres sentiments que ceux qu’on me témoignait avec si peu de ménagement, alors que je n’avais rien fait pour mériter cette indifférence ou cette dureté.
Quand Mattia me voyait sous l’influence de ces tristes pensées, il devinait très-bien ce qui les provoquait, et alors il me disait, comme s’il se parlait à lui-même :
— Je suis curieux de voir ce que mère Barberin va te répondre.
Pour avoir cette lettre qui devait m’être adressée « poste restante », nous avions changé notre itinéraire de chaque jour, et au lieu de gagner Holborn par West-Smith-Field, nous descendions jusqu’à la poste. Pendant assez longtemps, nous fîmes cette course inutilement, mais à la fin, cette lettre si impatiemment attendue nous fut remise.
L’hôtel général des postes n’est point un endroit favorable à la lecture ; nous gagnâmes une allée dans une ruelle voisine, ce qui me donna le temps de calmer un peu mon émotion, et là enfin, je pus ouvrir la lettre de mère Barberin, c’est-à-dire la lettre qu’elle avait fait écrire par le curé de Chavanon :
« Mon petit Rémi,
« Je suis bien surprise et bien fâchée de ce que ta lettre m’apprend, car selon ce que mon pauvre Barberin m’avait toujours dit aussi bien après t’avoir trouvé avenue de Breteuil, qu’après avoir causé avec la personne qui te cherchait, je pensais que tes parents étaient dans une bonne et même dans une grande position de fortune.
« Cette idée m’était confirmée par la façon dont tu étais habillé lorsque Barberin t’a apporté à Chavanon, et qui disait bien clairement que les objets que tu portais appartenaient à la layette d’un enfant riche. Tu me demandes de t’expliquer comment étaient les langes dans lesquels tu étais emmailloté ; je peux le faire facilement car j’ai conservé tous ces objets en vue de servir à ta reconnaissance le jour où l’on te réclamerait, ce qui selon moi devait arriver certainement.
« Mais, d’abord, il faut te dire que tu n’avais pas de langes ; si je t’ai parlé quelquefois de langes, c’est par habitude et parce que les enfants de chez nous sont emmaillotés. Toi, tu n’étais pas emmailloté ; au contraire tu étais habillé ; et voici quels étaient les objets qui ont été trouvés sur toi : un bonnet en dentelle, qui n’a de particulier que sa beauté et sa richesse ; une brassière en toile fine garnie d’une petite dentelle à l’encolure et aux bras ; une couche en flanelle, des bas en laine blanche ; des chaussons en tricot blanc, avec des bouffettes de soie ; une longue robe aussi en flanelle blanche, et enfin une grande pelisse à capuchon en cachemire blanc, doublée de soie, et en dessus ornée de belles broderies.
« Tu n’avais pas de couche en toile appartenant à la même layette, parce qu’on t’avait changé chez le commissaire de police où l’on avait remplacé la couche par une serviette ordinaire.
« Enfin, il faut ajouter aussi qu’aucun de ces objets n’était marqué, mais la couche en flanelle et la brassière avait dû l’être, car les coins où se met ordinairement la marque avaient été coupés, ce qui indiquait qu’on avait pris toutes les précautions pour dérouter les recherches.
« Voilà, mon cher Rémi, tout ce que je peux te dire. Si tu crois avoir besoin de ces objets, tu n’as qu’à me l’écrire ; je te les enverrai.