Ce fut ainsi que jouant en sourdine un air guerrier, il annonça l’entrée de M. Joli-Cœur, général anglais qui avait gagné ses grades et sa fortune dans les guerres des Indes. Jusqu’à ce jour, M. Joli-Cœur n’avait eu pour domestique que le seul Capi, mais il voulait se faire servir désormais par un homme, ses moyens lui permettant ce luxe : les bêtes avaient été assez longtemps les esclaves des hommes, il était temps que cela changeât.
En attendant que ce domestique arrivât, le général Joli-Cœur se promenait en long et en large, et fumait son cigare. Il fallait voir comme il lançait sa fumée au nez du public !
Il s’impatientait, le général, et il commençait à rouler de gros yeux comme quelqu’un qui va se mettre en colère ; il se mordait les lèvres et frappait la terre du pied.
Au troisième coup de pied, je devais entrer en scène, amené par Capi.
Si j’avais oublié mon rôle, le chien me l’aurait rappelé. Au moment voulu, il me tendit la patte et m’introduisit auprès du général.
Celui-ci, en m’apercevant, leva les deux bras d’un air désolé. Eh quoi ! c’était là le domestique qu’on lui présentait ? Puis il vint me regarder sous le nez et tourner autour de moi en haussant les épaules.
Sa mine fut si drolatique que tout le monde éclata de rire : on avait compris qu’il me prenait pour un parfait imbécile ; et c’était aussi le sentiment des spectateurs.
La pièce était, bien entendu, bâtie pour montrer cette imbécillité sous toutes les faces ; dans chaque scène je devais faire quelque balourdise nouvelle, tandis que Joli-Cœur, au contraire, devait trouver une occasion pour développer son intelligence et son adresse.
Après m’avoir examiné longuement, le général, pris de pitié, me faisait servir à déjeuner.
— Le général croit que quand ce garçon aura mangé il sera moins bête, disait Vitalis, nous allons voir cela.
Et je m’asseyais devant une petite table sur laquelle le couvert était mis, une serviette posée sur mon assiette.
Que faire de cette serviette ?
Capi m’indiquait que je devais m’en servir.
Mais comment ?
Après avoir bien cherché, je me mouchai dedans.
Là-dessus le général se tordit de rire, et Capi tomba les quatre pattes en l’air renversé par ma stupidité.
Voyant que je me trompais, je contemplais de nouveau la serviette, me demandant comment l’employer.
Enfin une idée m’arriva ; je roulai la serviette et m’en fis une cravate.
Nouveaux rires du général, nouvelle chute de Capi.
Et ainsi de suite jusqu’au moment où le général exaspéré m’arracha de ma chaise, s’assit à ma place et mangea le déjeuner qui m’était destiné.
Ah ! il savait se servir d’une serviette, le général. Avec quelle grâce il la passa dans une boutonnière de son uniforme et l’étala sur ses genoux. Avec quelle élégance il cassa son pain, et vida son verre !
Mais où ses belles manières produisirent un effet irrésistible, ce fut lorsque, le déjeuner terminé, il demanda un cure-dent et le passa rapidement entre ses dents.
Alors les applaudissements éclatèrent de tous les côtés et la représentation s’acheva dans un triomphe.
Comme le singe était intelligent ! comme le domestique était bête !
En revenant à notre auberge, Vitalis me fit ce compliment, et j’étais déjà si bien comédien, que je fus fier de cet éloge.
Chapitre 7
J’apprends à lire
C’étaient assurément des comédiens du plus grand talent, que ceux qui composaient la troupe du signor Vitalis, — je parle des chiens et du singe, — mais ce talent n’était pas très-varié.
Lorsqu’ils avaient donné trois ou quatre représentations, on connaissait tout leur répertoire ; ils ne pouvaient plus que se répéter.
De là résultait la nécessité de ne pas rester longtemps dans une même ville.
Trois jours après notre arrivée à Ussel, il fallut donc se remettre en route.
Où allions-nous ?
Je m’étais assez enhardi avec mon maître pour me permettre cette question.
— Tu connais le pays ? me répondit-il en me regardant.
— Non.
— Alors pourquoi me demandes-tu où nous allons ?
— Pour savoir.
— Savoir quoi ?
Je restai interloqué regardant, sans trouver un mot, la route blanche qui s’allongeait devant nous au fond d’un vallon boisé.
— Si je te dis, continua-t-il, que nous allons à Aurillac pour nous diriger ensuite sur Bordeaux et de Bordeaux sur les Pyrénées, qu’est-ce que cela t’apprendra ?
— Mais vous, vous connaissez donc le pays ?
— Je n’y suis jamais venu.
— Et pourtant vous savez où nous allons ?
Il me regarda encore longuement comme s’il cherchait quelque chose en moi.
— Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas ? me dit-il.
— Non.
— Sais-tu ce que c’est qu’un livre ?
— Oui ; on emporte les livres à la messe pour dire ses prières quand on ne récite pas son chapelet ; j’en ai vu, des livres, et des beaux, avec des images dedans et du cuir tout autour.
— Bon ; alors tu comprends qu’on peut mettre des prières dans un livre ?
— Oui.