Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet d’arbres et nos sacs mis à terre, nous nous assîmes sur le gazon qui commençait à reverdir et dans lequel des pâquerettes se montraient çà et là. Joli-Cœur, débarrassé de sa chaîne, s’élança sur un des arbres en secouant les branches les unes après les autres, comme pour en faire tomber des noix, tandis que les chiens, plus tranquilles et surtout plus fatigués, se couchaient en rond autour de nous.
Alors Vitalis tirant son couteau de sa poche, essaya de détacher de la planche une petite lame de bois aussi mince que possible. Ayant réussi, il polit cette lame sur ses deux faces, dans toute sa longueur, puis cela fait, il la coupa en petits carrés, de sorte qu’elle lui donna une douzaine de petits morceaux plats d’égale grandeur.
Je ne le quittais pas des yeux, mais j’avoue que malgré ma tension d’esprit je ne comprenais pas du tout comment avec ces petits morceaux de bois il voulait faire un livre ; car enfin, si ignorant que je fusse, je savais qu’un livre se composait d’un certain nombre de feuilles de papier sur lesquelles étaient tracés des signes noirs. Où étaient les feuilles de papier ? Où étaient les signes noirs ?
— Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, je creuserai demain, avec la pointe de mon couteau, une lettre de l’alphabet. Tu apprendras ainsi la forme des lettres et quand tu les sauras bien sans te tromper, de manière à les reconnaître rapidement à première vue, tu les réuniras les unes au bout des autres de manière à former des mots. Quand tu pourras ainsi former les mots que je te dirai, tu seras en état de lire dans un livre.
Bientôt j’eus mes poches pleines d’une collection de petits morceaux de bois, et je ne tardai pas à connaître les lettres de l’alphabet, mais pour savoir lire ce fut une autre affaire, les choses n’allèrent pas si vite, et il arriva même un moment où je regrettai d’avoir voulu apprendre à lire.
Je dois dire cependant, pour être juste envers moi-même, que ce ne fut pas la paresse qui m’inspira ce regret, ce fut l’amour-propre.
En m’apprenant les lettres de l’alphabet, Vitalis avait pensé qu’il pourrait les apprendre en même temps à Capi ; puisque le chien avait bien su se mettre les chiffres des heures dans la tête, pourquoi ne s’y mettrait-il pas les lettres ?
Et nous avions pris nos leçons en commun ; j’étais devenu le camarade de classe de Capi, ou le chien était devenu le mien, comme on voudra.
Bien entendu Capi ne devait pas appeler les lettres qu’il voyait, puisqu’il n’avait pas la parole, mais lorsque nos morceaux de bois étaient étalés sur l’herbe, il devait avec sa patte tirer les lettres que notre maître nommait.
Tout d’abord j’avais fait des progrès plus rapides que lui ; mais si j’avais l’intelligence plus prompte, il avait par contre la mémoire plus sûre : une chose bien apprise était pour lui une chose sue pour toujours ; il ne l’oubliait plus ; et comme il n’avait pas de distractions, il n’hésitait, ou ne se trompait jamais.
Alors quand je me trouvais en faute, notre maître ne manquait jamais de dire :
— Capi saura lire avant Rémi.
Et le chien, comprenant sans doute, remuait la queue d’un air de triomphe.
— Plus bête qu’une bête, c’est bon dans la comédie, disait encore Vitalis, mais dans la réalité c’est honteux.
Cela me piqua si bien, que je m’appliquai de tout cœur, et tandis que le pauvre chien en restait à écrire son nom, en triant les quatre lettres qui le composent parmi toutes les lettres de l’alphabet, j’arrivai enfin à lire dans un livre.
— Maintenant que tu sais lire l’écriture, me dit Vitalis, veux-tu apprendre à lire la musique ?
— Est-ce que quand je saurai lire la musique, je pourrai chanter comme vous ?
— Tu voudrais donc chanter comme moi ?
— Oh ! pas comme vous, je sais bien que cela n’est pas possible, mais enfin chanter.
— Tu as du plaisir à m’entendre chanter !
— Le plus grand plaisir qu’on puisse éprouver ; le rossignol chante bien, mais il me semble que vous chantez bien mieux encore : et puis ce n’est pas du tout la même chose ; quand vous chantez, vous faites de moi ce que vous voulez, j’ai envie de pleurer ou bien j’ai envie de rire, et puis je vais vous dire une chose qui va peut-être vous paraître bête : quand vous chantez un air doux ou triste, cela me ramène auprès de mère Barberin, c’est à elle que je pense, c’est elle que je vois dans notre maison ; et pourtant je ne comprends pas les paroles que vous prononcez, puisqu’elles sont italiennes.
Je lui parlais en le regardant, il me sembla voir ses yeux se mouiller ; alors je m’arrêtai et lui demandai si je le peinais de parler ainsi.
— Non, mon enfant, me dit-il d’une voix émue, tu ne me peines pas, bien au contraire, tu me rappelles ma jeunesse, mon beau temps ; sois tranquille, je t’apprendrai à chanter, et comme tu as du cœur, toi aussi tu feras pleurer et tu seras applaudi, tu verras…