Nous avions quitté Bordeaux depuis sept ou huit jours et, après avoir tout d’abord suivi les bords de la Garonne, nous avions abandonné la rivière à Langon et nous avions pris la route de Mont-de-Marsan, qui s’enfonce à travers les terres. Plus de vignes, plus de prairies, plus de vergers, mais des bois de pins et des bruyères. Bientôt les maisons devinrent plus rares, plus misérables. Puis nous nous trouvâmes au milieu d’une immense plaine qui s’étendait devant nous à perte de vue, avec de légères ondulations. Pas de cultures, pas de bois, la terre grise au loin, et, tout auprès de nous, le long de la route, recouverte d’une mousse veloutée, des bruyères desséchées et des genêts rabougris.
— Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ; nous avons vingt ou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert. Mets ton courage dans tes jambes.
C’était non-seulement dans les jambes qu’il fallait le mettre, mais dans la tête et le cœur ; car, à marcher sur cette route qui semblait ne devoir finir jamais, on se sentait envahi par une vague tristesse, une sorte de désespérance.
Depuis cette époque, j’ai fait plusieurs voyages en mer, et toujours, lorsque j’ai été au milieu de l’Océan sans aucune voile en vue, j’ai retrouvé en moi ce sentiment de mélancolie indéfinissable qui me saisit dans ces solitudes.
Comme sur l’Océan, nos yeux couraient jusqu’à l’horizon noyé dans les vapeurs de l’automne, sans apercevoir rien que la plaine grise qui s’étendait devant nous plate et monotone.
Nous marchions. Et lorsque nous regardions machinalement autour de nous, c’était à croire que nous avions piétiné sur place sans avancer, car le spectacle était toujours le même : toujours des bruyères, toujours des genêts, toujours des mousses ; puis des fougères, dont les feuilles souples et mobiles ondulaient sous la pression du vent, se creusant, se redressant, se mouvant comme des vagues.
À de longs intervalles seulement nous traversions des bois de petite étendue, mais ces bois n’égayaient pas le paysage comme cela se produit ordinairement. Ils étaient plantés de pins dont les branches étaient coupées jusqu’à la cime. Le long de leur tronc on avait fait des entailles profondes, et par ces cicatrices rouges s’écoulait leur résine en larmes blanches cristallisées. Quand le vent passait par rafales dans leurs ramures, il produisait une musique si plaintive qu’on croyait entendre la voix même de ces pauvres arbres mutilés qui se plaignaient de leurs blessures.
Vitalis m’avait dit que nous arriverions le soir à un village où nous pourrions coucher.
Mais le soir approchait, et nous n’apercevions rien qui nous signalât le voisinage de ce village : ni champs cultivés, ni animaux pâturant dans la lande, ni au loin une colonne de fumée qui nous aurait annoncé une maison.
J’étais fatigué de la route parcourue depuis le matin, et encore plus abattu par une sorte de lassitude générale : ce bienheureux village ne surgirait-il donc jamais au bout de cette route interminable ?
J’avais beau ouvrir les yeux et regarder au loin, je n’apercevais rien que la lande, et toujours la lande dont les buissons se brouillaient de plus en plus dans l’obscurité qui s’épaississait.
L’espérance d’arriver bientôt nous avait fait hâter le pas, et mon maître lui-même, malgré l’habitude de ses longues marches, se sentait fatigué. Il voulut s’arrêter et se reposer un moment sur le bord de la route.
Mais au lieu de m’asseoir près de lui, je voulus gravir un petit monticule planté de genêts qui se trouvait à une courte distance du chemin, pour voir si de là je n’apercevrais pas quelque lumière dans la plaine.
J’appelai Capi pour qu’il vînt avec moi ; mais Capi, lui aussi, était fatigué et il avait fait la sourde oreille, ce qui était sa tactique habituelle avec moi lorsqu’il ne lui plaisait pas de m’obéir.
— As-tu peur ? demanda Vitalis.
Ce mot me décida à ne pas insister et je partis seul pour mon exploration : je voulais d’autant moins m’exposer aux plaisanteries de mon maître que je ne me sentais pas la moindre frayeur.
Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec des étoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumière dans l’air chargé de légères vapeurs que le regard traversait.
Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche, je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux choses des formes étranges ; il fallait faire un raisonnement pour reconnaître les buissons, les bouquets de genêts et surtout les quelques petits arbres qui çà et là dressaient leurs troncs tordus et leurs branches contournées ; de loin ces buissons, ces genêts et ces arbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant à un monde fantastique.
Cela était bizarre, et il semblait qu’avec l’ombre la lande s’était transfigurée comme si elle s’était peuplée d’apparitions mystérieuses.