Bien qu’il ne fût qu’un montreur de chiens savants pauvre et vieux, — au moins présentement et en apparence, il avait de la fierté ; de plus il avait ce qu’il appelait le sentiment de son droit, c’est-à-dire, ainsi qu’il me l’expliqua, la conviction qu’il devait être protégé tant qu’il ne ferait rien de contraire aux lois ou aux règlements de police.
Il refusa donc d’obéir à l’agent lorsque celui-ci voulut nous expulser de notre allée.
Lorsque mon maître ne voulait pas se laisser emporter par la colère, ou bien lorsqu’il lui prenait fantaisie de se moquer des gens, — ce qui lui arrivait souvent, — il avait pour habitude d’exagérer sa politesse italienne : c’était à croire alors, en entendant ses façons de s’exprimer, qu’il s’adressait à des personnages considérables.
— L’illustrissime représentant de l’autorité, dit-il en répondant chapeau bas à l’agent de police, peut-il me montrer un règlement émanant de ladite autorité, par lequel il serait interdit à d’infimes baladins tels que nous d’exercer leur chétive industrie sur cette place publique ?
L’agent répondit qu’il n’y avait pas à discuter, mais à obéir.
— Assurément, répliqua Vitalis, et c’est bien ainsi que je l’entends ; aussi je vous promets de me conformer à vos ordres aussitôt que vous m’aurez fait savoir en vertu de quels règlements vous les donnez.
Ce jour-là, l’agent de police nous tourna le dos, tandis que mon maître, le chapeau à la main, le bras arrondi et la taille courbée, l’accompagnait en riant silencieusement.
Mais il revint le lendemain et, franchissant les cordes qui formaient l’enceinte de notre théâtre, il se jeta au beau milieu de notre représentation.
— Il faut museler vos chiens, dit-il durement à Vitalis.
— Museler mes chiens !
— Il y a un règlement de police ; vous devez le connaître.
Nous étions en train de jouer le
L’intervention de l’agent provoqua des murmures et des réclamations.
— N’interrompez pas !
— Laissez finir la représentation.
Mais d’un geste Vitalis réclama et obtint le silence.
Alors ôtant son feutre dont les plumes balayèrent le sable tant son salut fut humble, il s’approcha de l’agent en faisant trois profondes révérences.
— L’illustrissime représentant de l’autorité n’a-t-il pas dit que je devais museler mes comédiens ? demanda-t-il.
— Oui, muselez vos chiens et plus vite que ça.
— Museler Capi, Zerbino, Dolce, s’écria Vitalis s’adressant bien plus au public qu’à l’agent, mais votre seigneurie n’y pense pas ! Comment le savant médecin Capi, connu de l’univers entier, pourra-t-il ordonner ses médicaments purgatifs pour expulser la bile de l’infortuné M. Joli-Cœur, si ledit Capi porte au bout de son nez une muselière ? encore si c’était un autre instrument mieux approprié à sa profession de médecin, et qui celui-là ne se met point au nez des gens.
Sur ce mot, il y eut une explosion de rires et l’on entendit les voix cristallines des enfants se mêler aux voix gutturales des parents.
Vitalis encouragé par ces applaudissements, continua :
— Et comment la charmante Dolce, notre garde-malade, pourra-t-elle user de son éloquence et de ses charmes pour décider notre malade à se laisser balayer et nettoyer les entrailles, si, au bout de son nez elle porte l’instrument que l’illustre représentant de l’autorité veut lui imposer ? Je le demande à l’honorable société et la prie respectueusement de prononcer entre nous.
L’honorable société appelée ainsi à se prononcer, ne répondit pas directement, mais ses rires parlaient pour elle : on approuvait Vitalis, on se moquait de l’agent, et surtout on s’amusait des grimaces de Joli-Cœur, qui, s’étant placé derrière « l’illustrissime représentant de l’autorité », faisait des grimaces dans le dos de celui-ci, croisant ses bras comme lui, se campant le poing sur la hanche et rejetant sa tête en arrière avec des mines et des contorsions tout à fait réjouissantes.
Agacé par le discours de Vitalis, exaspéré par les rires du public, l’agent de police, qui n’avait pas l’air d’un homme patient, tourna brusquement sur ses talons.
Mais alors il aperçut le singe qui se tenait le poing sur la hanche dans l’attitude d’un matamore ; durant quelques secondes l’homme et la bête restèrent en face l’un de l’autre, se regardant comme s’il s’agissait de savoir lequel des deux baisserait les yeux le premier.
Les rires qui éclatèrent, irrésistibles et bruyants, mirent fin à cette scène.
— Si demain vos chiens ne sont pas muselés, s’écria l’agent en nous menaçant du poing, je vous fais un procès ; je ne vous dis que cela.
— À demain, signor, dit Vitalis, à demain.
Et tandis que l’agent s’éloignait à grands pas, Vitalis resta courbé en deux dans une attitude respectueuse ; puis, la représentation continua.
Je croyais que mon maître allait acheter des muselières pour nos chiens ; mais il n’en fit rien et la soirée s’écoula même sans qu’il parlât de sa querelle avec l’homme de police.