Pour lui, il ne voyait qu’un moyen de sortir d’embarras, c’était de donner une représentation le soir même.
Une représentation sans Zerbino, sans Dolce, sans Joli-Cœur ! cela me paraissait impossible.
Mais nous n’étions pas dans une position à nous arrêter découragés devant une impossibilité : il fallait à tout prix soigner Joli-Cœur et le sauver : le médecin, les médicaments, le feu, la chambre, nous obligeaient à faire une recette immédiate d’au moins quarante francs pour payer l’aubergiste qui, voyant la couleur de notre argent, nous ouvrirait un nouveau crédit.
Quarante francs dans ce village, par ce froid, et avec les ressources dont nous disposions, quel tour de force !
Cependant mon maître, sans s’attarder aux réflexions, s’occupa activement à le réaliser.
Tandis que je gardais notre malade, il trouva une salle de spectacle dans les halles, car une représentation en plein air était impossible par le froid qu’il faisait ; il composa et colla des affiches ; il arrangea un théâtre avec quelques planches, et bravement il dépensa ses cinquante sous à acheter des chandelles qu’il coupa par le milieu, afin de doubler son éclairage.
Par la fenêtre de la chambre, je le voyais aller et venir dans la neige, passer et repasser devant notre auberge, et ce n’était pas sans angoisse que je me demandais quel serait le programme de cette représentation.
Je fus bientôt fixé à ce sujet, car le tambour du village, coiffé d’un képi rouge, s’arrêta devant l’auberge, et après un magnifique roulement, donna lecture de ce programme.
Ce qu’il était, on l’imaginera facilement lorsqu’on saura que Vitalis avait prodigué les promesses les plus extravagantes : il était question « d’un artiste célèbre dans l’univers entier », — c’était Capi, — et « d’un jeune chanteur qui était un prodige », — le prodige, c’était moi.
Mais la partie la plus intéressante de ce boniment était celle qui disait qu’on ne fixait pas le prix des places et qu’on s’en rapportait à la générosité des spectateurs, qui ne payeraient qu’après avoir vu, entendu et applaudi.
Cela me parut bien hardi, car nous applaudirait-on ? Capi méritait vraiment d’être célèbre. Mais moi je n’avais nullement la conviction d’être un prodige.
En entendant le tambour, Capi avait aboyé joyeusement, et Joli-cœur s’était à demi soulevé, quoiqu’il fût très-mal en ce moment : tous deux, je le crois bien, avaient deviné qu’il s’agissait de notre représentation.
Cette idée, qui s’était présentée à mon esprit, me fut bientôt confirmée par la pantomime de Joli-Cœur : il voulut se lever et je dus le retenir de force ; alors il me demanda son costume de général anglais, l’habit et le pantalon rouge galonnés d’or, le chapeau à claque avec son plumet.
Il joignait les mains, il se mettait à genoux pour mieux me supplier.
Quand il vit qu’il n’obtenait rien de moi par la prière, il essaya de la colère, puis enfin des larmes. Il était certain que nous aurions bien de la peine à le décider à renoncer à son idée de reprendre son rôle le soir, et je pensai que dans ces conditions le mieux était de lui cacher notre départ.
Malheureusement quand Vitalis, qui ignorait ce qui s’était passé en son absence, rentra, sa première parole fut pour me dire de préparer ma harpe et tous les accessoires nécessaires à notre représentation.
À ces mots bien connus de lui, Joli-Cœur recommença ses supplications, les adressant cette fois à son maître ; il eut pu parler qu’il n’eût assurément pas mieux exprimé par le langage articulé ses désirs qu’il ne le faisait par les sons différents qu’il poussait, par les contractions de sa figure et par la mimique de tout son corps ; c’étaient de vraies larmes qui mouillaient ses joues, et c’étaient de vrais baisers ceux qu’il appliquait sur les mains de Vitalis.
— Tu veux jouer ? dit celui-ci.
— Oui, oui, cria toute la personne de Joli-Cœur.
— Mais tu es malade, pauvre petit Joli-Cœur !
— Plus malade ! cria-t-il non moins expressivement.
C’était vraiment chose touchante de voir l’ardeur que ce pauvre petit malade, qui n’avait plus que le souffle, mettait dans ses supplications, et les mines ainsi que les poses qu’il prenait pour nous décider ; mais lui accorder ce qu’il demandait, c’eût été le condamner à une mort certaine.
L’heure était venue de nous rendre aux halles ; j’arrangeai un bon feu dans la cheminée avec de grosses bûches qui devaient durer longtemps ; j’enveloppai bien dans sa couverture le pauvre petit Joli-Cœur qui pleurait à chaudes larmes, et qui m’embrassait tant qu’il pouvait, puis nous partîmes.
En cheminant dans la neige, mon maître m’expliqua ce qu’il attendait de moi.
Il ne pouvait pas être question de nos pièces ordinaires, puisque nos principaux comédiens manquaient, mais nous devions, Capi et moi, donner tout ce que nous avions de zèle et de talent. Il s’agissait de faire une recette de quarante francs.
Quarante francs ! c’était bien là le terrible.