— Cela m’oblige à vous faire un petit exposé sur les puces, dit-il. Prenons un chat, un chien qui vit à la maison. Mais qui sort. Vous avez peut-être remarqué qu’un bon nombre d’animaux se baladent librement dans les rues de Louviec. Puis rentrent chez eux, avec des puces. S’ils suivent un traitement, les insectes meurent et voilà tout. Mais les gens ne sont pas riches ici, les produits anti-puces sont chers et l’application doit être souvent répétée. Sans compter la visite annuelle chez le véto. Si l’animal n’est pas protégé, et c’est un cas que vous allez sûrement rencontrer souvent, il sera infesté, mais l’habitat aussi. Car les puces ne restent pas sur l’animal. Une fois leur repas pris, elles le quittent et se promènent à travers la maison. La quasi-totalité des puces vit au sol. Quand la faim les prend, elles remontent sur leur hôte et le piquent. Puis l’abandonnent à nouveau. On sait qu’une puce peut pondre de vingt à cinquante œufs par jour pendant trois mois, œufs qui deviendront larves en un temps record, et larves qui atteindront le stade adulte en quinze jours, un mois au pire, et se mettront à leur tour à piquer et à pondre. Le chat, le chien en éliminent pas mal mais je vous laisse imaginer le nombre de milliers de puces que peut renfermer une maison.
— Bon sang, dit Mercadet, c’est l’escalade. Et donc, les habitants sont dévorés, non ?
— Justement non, simplement parfois piqués, mais jamais infestés. Car l’homme n’est pas la proie préférée des puces de chats et chiens, il n’est qu’un pis-aller en cas de manque. C’est pourquoi tout bascule si l’animal disparaît de la maison. S’il fugue, s’il se perd ou s’il meurt. En ce cas, les puces affamées qui traînent au sol, privées de leur hôte de prédilection, se jettent alors sur l’homme et l’infestent. Ce qui nous intéresse, c’est donc un propriétaire qui n’appliquait pas de traitement à son animal, et qui l’a perdu.
— Comment cela se fait, demanda Noël, que vous en sachiez autant sur les puces ?
— Noël, vous n’avez sûrement pas oublié le temps où l’on bossait sur la peste.
— Sûrement pas.
— Eh bien j’avais travaillé le sujet, voilà tout.
— En bref, reprit Noël, quelles questions on pose ?
— Un : le nom, l’âge. Deux : si un animal est présent. Trois : si cet animal est traité contre les puces. Quatre : combien de personnes vivent dans la maison, leur nom, leur âge. Cinq, et c’est le point crucial : si cet animal a récemment disparu ou a été confié ailleurs. Profitez-en pour noter, en leur faisant signer votre formulaire, s’ils sont gauchers ou droitiers.
— Pas très compliqué, dit Veyrenc. Le tout est d’y mettre les formes.
— Et de prendre des précautions. N’entrez pas dans les maisons et ne vous approchez pas de la personne à moins de trente-cinq centimètres. Une puce ne peut pas sauter très loin ni très haut. Matthieu et moi serons chez la cousine d’Anaëlle et vous, vous vous mettez en chasse.
Durant le court trajet en voiture jusque chez Gwenaëlle Briand, Adamsberg et Matthieu restèrent silencieux, redoutant l’un comme l’autre les interrogatoires de victimes écrasées de chagrin. Les phrases consolatrices n’y changeaient rien et eux avaient la lourde tâche de leur arracher des mots.
— Pas marrant, dit finalement Matthieu.
— Tu commences ? demanda Adamsberg. Tu la connais ?
— Pas du tout. Tu commences, c’est toi qui es en charge, c’est à toi de faire.
— Tu fuis.
— Absolument. Et toi aussi.
— Absolument.
Le médecin leur ouvrit la porte et les salua d’une inclination de la tête. La jeune femme, prostrée sur une chaise, le dos courbé, les doigts entrecroisés et serrés, leva vers eux un visage ravagé et un regard sans lumière. Elle n’était pas naturellement belle, et le manque de toute expression la défigurait plus encore. Les deux policiers s’assirent sans bruit de part et d’autre de sa chaise.
— Cela ne vous aidera en rien, commença Adamsberg à voix très douce, mais sachez que nous compatissons. Nous trouverons celui qui a fait cela.
Combien de fois avait-il dû les dire, ces phrases toutes faites, face à un regard noyé dans les lointains de l’indifférence ?
— Le vicomte, dit-elle. C’est son foulard.
Des premiers mots déjà, c’était au moins cela.
— C’est son foulard mais ce n’est pas le vicomte.
— La police, elle ne trouve jamais rien.
— Il arrive que si. Votre cousine n’avait ni chien ni chat ?
Cette question hors de propos surprit la jeune femme et sembla la ranimer quelque peu. Elle posa sur Adamsberg un regard plus net.
— Non, bien sûr que non. Avec le magasin, vous comprenez…
— Et dans votre magasin, les gens entraient avec des animaux ?
— Mais non, c’est interdit pour des raisons d’hygiène. Et ce n’est plus mon magasin, dit-elle plus fermement, et ce n’est plus mon village. Je vais vendre et partir. Mon oncle me propose un travail à Dinan.
— Quel travail ?
— Il est ardoisier. Je grimperai sur les toits et arrivera vite le jour où j’en tomberai. C’est tout ce que je souhaite.
— Je comprends, dit Matthieu.