Je sais que pour le moment la véritable question en Bohême ne s’est pas encore posée et que ce qui s’agite et se remue à la surface du pays, c’est du libéralisme le plus vulgaire mêlé de communisme dans les villes et probablement d’un peu de jacquerie dans les campagnes. Mais toute cette ivresse tombera bientôt, et au train dont vont les choses le fond de la situation ne tardera pas à paraître. Alors la question pour la Bohême sera celle-ci: une fois l’Empire d’Autriche dissous par la perte de la Lombardie et par l’émancipation maintenant complète de la Hongrie, que fera la Bohême avec ces peuples qui l’entourent, Moraves, Slovaques, c’est-à-dire sept à huit millions d’hommes de même langue et de même race qu’elle? Aspirera-t-elle à se constituer d’une manière indépendante, ou se prêtera-t-elle à entrer dans le cadre ridicule de cette future Unité Germanique qui ne sera jamais que l’Unité du Chaos? Il est peu probable que ce dernier parti la tente beaucoup. Dès lors elle se trouvera infailliblement en butte à toutes sortes d’hostilités et d’agressions, et pour y résister ce n’est certes pas sur la Hongrie qu’elle pourra s’appuyer. Pour savoir donc quelle est la puissance vers laquelle la Bohême, en dépit des idées qui dominent aujourd’hui et des institutions qui la régiront demain, se trouvera forcément entraînée, je n’ai besoin de me rappeler que ce que me disait en 1841 à Prague le plus national des patriotes de ce pays. «La Bohême, me disait Hancka, ne sera libre et indépendante, ne sera réellement en possession d’elle-même que le jour où la Russie sera rentrée en possession de la Gallicie». En général c’est une chose digne de remarque que cette faveur persévérante que la Russie, le nom russe, sa gloire, son avenir, n’ont cessé de rencontrer parmi les hommes nationaux de Prague; et cela au moment même où notre fidèle alliée l’Allemagne se faisait avec plus de désintéressement que d’équité la doublure de l’émigration polonaise, pour ameuter contre nous l’opinion publique de l’Europe entière. Tout Russe qui a visité Prague dans le courant de ces dernières années pourra certifier que le seul grief qu’il y ait entendu exprimer contre nous, c’était de voir la réserve et la tiédeur avec lesquelles les sympathies nationales de la Bohême étaient accueillies parmi nous. De hautes, de généreuses considérations nous imposaient alors cette conduite; maintenant assurément ce ne serait plus qu’un contresens: car les sacrifices que nous faisions alors à la cause de l’ordre, nous ne pourrions les faire désormais qu’au profit de la Révolution.