Ce résultat était inévitable, car le moi humain livré à lui-même est anti-chrétien par essence. La révolte, l’usurpation du moi ne datent pas assurément des trois derniers siècles, mais ce qui alors était nouveau, ce qui se produisait pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, c’était de voir cette révolte, cette usurpation élevées à la dignité d’un principe et s’exerçant à titre d’un droit essentiellement inhérent à la personnalité humaine.
II ne fallait pas moins que la venue au monde du Christianisme pour inspirer à l’homme des prétentions aussi altières, comme il ne fallait pas moins que la présence du souverain légitime pour rendre la révolte complète et l’usurpation flagrante.
Depuis ces trois derniers siècles la vie historique de l’Occident n’a donc été, et n’a pu être, qu’une guerre incessante, un assaut continuel livré à tout ce qu’il y avait d’éléments chrétiens dans la composition de l’ancienne société occidentale. Ce travail de démolition a été long, car avant de pouvoir s’attaquer aux institutions il avait fallu détruire ce qui en faisait le ciment: c’est-à-dire les croyances.
Ce qui fait de la première révolution française une date à jamais mémorable dans l’histoire du monde, c’est qu’elle a inauguré pour ainsi dire l’avènement de l’idée anti-chrétienne aux gouvernements de la société politique.
Que cette idée est le caractère propre et comme l’âme elle-même de la Révolution, il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner quel est son dogme essentiel, — le dogme nouveau qu’elle a apporté au monde. C’est évidemment le dogme de la souveraineté du peuple. Or, qu’est-ce que la souveraineté du peuple, sinon celle du moi humain multiplié par le nombre — c’est-à-dire appuyé sur la force? Tout ce qui n’est pas ce principe n’est plus la révolution et ne saurait avoir qu’une valeur purement relative et contingente. Voilà pourquoi, soit dit en passant, rien n’est plus niais, ou plus perfide que d’attribuer aux institutions politiques que la Révolution a créées, une autre valeur que celle-là. Ce sont des machines de guerre admirablement appropriées à l’usage pour lequel elles ont été faites, mais qui en dehors de cette destination ne sauraient jamais, dans une société régulière, trouver d’emploi convenable.
La Révolution d’ailleurs a pris soin elle-même de ne nous laisser aucun doute sur sa véritable nature en formulant ainsi ses rapports vis-à-vis du christianisme: «l’Etat comme tel n’a point de religion». — Car tel est le Credo de l’Etat moderne.
Voilà, à vrai dire, la grande nouveauté que la Révolution a apportée au monde. Voilà son oeuvre propre, essentielle — un fait sans antécédents dans l’histoire des sociétés humaines.
C’était la première fois qu’une société politique acceptait pour la régir un Etat parfaitement étranger à toute sanction supérieure à l’homme; un Etat qui déclarait qu’il n’avait point d’âme ou que s’il en avait une, cette âme n’était point religieuse. — Car, qui ne sait que même dans l’antiquité païenne, dans tout ce monde de l’autre côté de la croix, placé sous l’empire de la tradition universelle que le paganisme a bien pu défigurer mais sans l’interrompre, — la cité, l’Etat, étaient avant tout une institution religieuse. C’était comme un fragment détaché de la tradition universelle qui en s’incarnant dans une société particulière se constituait comme un centre indépendant. C’était pour ainsi dire de la religion localisée, matérialisée.
Nous savons fort bien que cette prétendue neutralité en matière religieuse n’est pas une chose sérieuse de la part de la Révolution. Elle-même connaît trop bien la nature de son adversaire pour ne pas savoir que vis-à-vis de lui la neutralité est impossible: «Qui n’est pas pour moi est contre moi». En effet, pour offrir la neutralité au christianisme il faut déjà avoir cessé d’être chrétien. Le sophisme de la doctrine moderne échoue ici contre la nature toute-puissante des choses. Pour que cette prétendue neutralité eût un sens, pour qu’elle fût autre chose qu’un mensonge et un piège, il faudrait de toute nécessité que l’Etat moderne consentît à se dépouiller de tout caractère d’autorité morale, qu’il se résignât à n’être qu’une simple institution de police, un simple fait matériel, incapable par nature d’exprimer une idée morale quelconque. — Soutiendra-t-on sérieusement que la Révolution accepte pour l’Etat qu’elle a créé et qui la représente une condition semblable, non seulement humble, mais impossible?.. Elle l’accepte si peu que d’après sa doctrine bien connue elle ne fait dériver l’incompétence de la loi moderne en matière religieuse que de la conviction où elle est que la morale, dépouillée de toute sanction surnaturelle, suffit aux destinées de la société humaine. Cette proposition peut être vraie ou fausse, mais cette proposition, on l’avouera, est toute une doctrine, et, pour tout homme de bonne foi, une doctrine qui équivaut à la négation la plus complète de la vérité chrétienne.