TH'E^ATRE DE LA R'EPUBLIQUE: Premi`ere repr'esentation de Charlotte Corday, drame en vers, en cinq actes et en huit tableaux; par M. Ponsard. – Coup d'oeil g'en'eral.
C'est une pens'ee bien sombre qui a dict'e ces vers au po`ete!Comment! S'excuser, devant un public parisien, d'avoir eu assez d'audace pour ressusciter un 'episode de cette 'epop'ee immense qui s'appelle la R'evolution francaise… universelle, voulais-je dire… Oui! C'est de l'audace, mais dans un sens tout `a fait oppos'e `a celui o`u l'entend le prologue.
La R'evolution francaise! Mais savez-vous bien que l'humanit'e se repose des si`ecles, apr`es avoir enfant'e une pareille 'epoque? Les faits et les hommes de ces journ'ees solennelles de l'histoire restent comme des phares destin'es `a 'eclairer la route de l'humanit'e; ils accompagnent l'homme de g'en'eration en g'en'eration, lui servant de guide, d'exemple, de conseil, de consolation, le soutenant dans l'adversit'e, et plus encore dans le bonheur.
H n'y a que les h'eros hom'eriques, les grands hommes de l'antiquit'e et les individualit'es pures et sublimes des premiers si`ecles de la chr'etient'e qui puissent partager un tel droit avec les h'eros de la R'evolution.
Nous avons presque oubli'e les 'ev'enements du dernier demisi`ecle; mais les souvenirs de la R'evolution sont vivants dans notre m'emoire. Nous lisons, nous relisons les annales de ces temps, et l'int'er^et pour nous s'accro^it `a chaque lecture. Tel est le magn'etisme de la force, qu'elle l'exerce du fond d'un tombeau, en passant par les g'en'erations d'ebiles, qui disparaissent, dit Dante, «comme la fum'ee, sans aucune trace».
La lutte de ces Titans 'etait ardente, acharn'ee; des souvenirs terribles se dressent dans notre imagination chaque fois que nous pensons `a eux, et pourtant la v'erit'e de cette lutte retrempe et rel`eve l'^ame.
L'orage aussi est terrible, mais qui donc lui dispute son caract`ere de beaut'e sublime? N'allez pas dans une faible nacelle admirer la grandeur du spectacle d'une mer d'echa^in'ee, vous seriez engloutis pr`es du bord. De m^eme, en 'evoquant ces temps h'ero"iques et lugubres n'apportez pas pour les juger un petit code morale bon pour tous les jours, insuffisant pour ces cataclysmes, qui 'epurent l'air au milieu de la foudre, qui cr'eent au milieu des ruines. Les 'epoques ne suivent point les pr'eceptes d'une moralit'e quelconque, ils en d'ecr`etent une nouvelle.
C'est ce que le po`ete a compris parfaitement. Sa pi`ece le prouve. Mais alors, pourquoi ce doute au d'ebut? Pourquoi a-ti-il voulu s'excuser?
Pourtant, peut-^etre il avait raison!.. M. Ponsard a soulev'e avec noblesse et d'esint'eressement la pierre de cette tombe r'ecente. Il a d'edaign'e le moyen trop facile d'agir sur le public par des allusions. Il n'a pas voulu fausser le pass'e et profaner les morts, en s'en servant comme des masques pour les questions du jour. Si la pi`ece est un peu froide, si elle ne renferme point une action v'eritablement dramatique, il faut rechercher la cause de tous ces manquements ailleurs que dans la politique. La politique n'y entre pour rien, nous pensons que le choix m^eme de l'h'ero"ine a contribu'e `a cette froideur et `a cette absence d'action. Mais nous nous r'eservons de parler plus au long de la pi`ece de M. Ponsard dans un des articles prochains. C'est une oeuvre trop s'erieuse pour qu'on ait le droit de la juger `a la h^ate, apr`es une seule repr'esentation. Pour le moment nous avons voulu nous tenir dans les g'en'eralit'es.
Eh bien! Nous le r'ep'etons, nous savons gr'e `a l'auteur d'avoir trait'e son sujet
Comment vivre dans la peau de Marat, cet ogre r'evolutionnaire qu'on montre aux petits enfants `a cheveux blancs, pour les rejeter dans la r'eaction? Et il le fallait pourtant.
Remarquez que toute l'immensit'e du g'enie de Shakespeare repose sur cette nature de Prot'ee: Shakespeare ne raconte pas, n'accuse pas; il ne distribue pas de prix Monthyon, mais il est lui-m^eme Shylock, Iago; il est `a la fois et Falstaff et Hamlet. Le po`ete n'est pas un juge d'instruction, ni un procureur du roi; il n'accuse pas, il ne d'enonce pas, surtout dans un drame. Encore une fois le po`ete vit de la vie de ses h'eros; il t^ache de comprendre et de dire ce qui est humain m^eme dans le crime. Que le po`ete t^ache d'^etre vrai, et les faits feront plus de morale que les sentences et les maximes. Il faut avoir quelque confiance dans la nature humaine et dans notre intelligence.