Est-ce obstination de la part des conservateurs, ou manque d'intelligence; est-ce la peur d'un avenir sombre qui trouble leur entendement, parce qu'ils ne voient que ce qui succombe, parce qu'ils ne s'attachent qu'au pass'e et ne s'appuient que sur des ruines, pr^etes `a s''ecrouler? C'est aussi le r'esultat de la confusion compl`ete des id'ees, `a laquelle nous sommes parvenus `a force de r'evolutions incompl`etes et de restaurations aveugles, `a force d'incons'equences, de repl^atrages, cette confusion nous rend extr^emement difficile `a saisir toute notion claire, simple, naturelle.
Cette confusion pr'eexiste pour nous comme un h'eritage; nous la trouvons 'etablie dans notre ^ame au nom de l'autorit'e. Le r'eveil des facult'es intellectuelles, la fonction logique est paralys'ee, d'evi'ee de sa route. Le rapport naturel de l'homme `a l'ext'erieur est troubl'e. L''education rend les hommes fous avant qu'ils aient eu le temps d'avoir de l'esprit.
Au moins, dans le pass'e il y avait plus d'unit'e; une folie 'epid'emique n''etait presque pas remarqu'ee; tout le monde 'etait dans l'erreur, mais tout le monde 'etait d'accord sur les g'en'eralit'es. A pr'esent, figurez-vous ce chaos qui obscurcit la pens'ee de la g'en'eration contemporaine. Pr'ejug'es du monde romain; pr'ejug'es du moyen-^age; pr'ejug'es de l'Evangile; pr'ejug'es des encyclop'edistes; le catholicisme et l''economie politique, Voltaire et Loyola, l'id'ealisme dans les th'eories et le mat'erialisme dans la vie, une moralit'e abstraite, rh'etorique dans la bouche et une conduite qui n'a rien de commun avec elle.
Cette masse h'et'erog`ene s''etablit dans notre esprit sans contr^ole, sans coordination quelconque, ni analyse. Une fois arriv'es `a l'^age m^ur, nous sommes trop occup'es, trop paresseux et trop l^aches pour citer un `a un tous ces dogmes devant le tribunal de la critique et c'est ainsi que nous ne parvenons presque jamais `a la clart'e lucide du r'ealisme.
Cette confusion n'existe nulle part `a un tel degr'e qu'en France. Les Francais, ne vous en scandalisez pas, priv'es en g'en'eral d'une 'education philosophique, comprennent avec une grande sagacit'e les r'esultats, mais ils les saisissent d'une mani`ere abstraite, et ces r'esultats restent isol'es, manquant d'ensemble, de m'ethode. De l`a vient n'ecessairement le vague de toutes les id'ees, des contradictions `a chaque pas.
On est forc'e, en France, de r'ep'eter les v'erit'es les plus 'el'ementaires, de revenir sur des principes qui n''etaient pas nouveaux du temps d'un Bacon ou d'un Spinoza. Il n'y a rien d'acquis chez vous, comme par exemple en Allemagne, sous le point de vue scientifique, en Angleterre sous le point de vue du droit. De l`a cette l'eg`eret'e de changement dont nous sommes les continuels t'emoins. Une g'en'eration de r'evolutionnaires devient absolutiste. Apr`es trois r'evolutions on en est encore `a la question de la censure, de la prison pr'eventive, de la transportation sans jugement, parce qu'il n'y a rien de gagn'e d'efinitivement. Cette confusion s'est produite dans la science m^eme par l''eclectisme de M. Cousin, qui lui a donn'e une organisation syst'ematique.
Cette confusion r`egne dans tous les camps, chez les d'emocrates comme chez les absolutistes, `a plus forte raison chez les mod'er'es qui ne savent ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils ne veulent pas[136]
.Permettez-moi de vous citer un exemple r'ecent de ce vague dans les id'ees de nos adversaires; je me propose, pour une autre fois, de prendre mon exemple
Les journaux royalistes et ultramontains ont cit'e avec enthousiasme un discours de M. Donoso Cort`es. C'est un discours tr`es remarquable sous beaucoup de rapports. L'orateur a profond'ement appr'eci'e la terrible position de l'Europe actuelle, qui est `a la veille d'un cataclysme in'evitable, fatal. Le tableau qu'il en fait est palpitant de v'erit'e. Il repr'esente l'Europe d'esorganis'ee, impuissante, entra^in'ee `a sa perte, mourant de faiblesse, et le monde slave se ruant sur le monde germano-romain, pour se promener l'arme au bras par toute l'Europe.
Il dit: «Ne croyez pas que les catastrophes finissent l`a; les races slaves ne sont pas aux peuples de l'Occident ce que les races allemandes 'etaient au peuple romain. Non, les races slaves sont, depuis longtemps, en contact avec la civilisation… La Russie, plac'ee au milieu de l'Europe conquise et prostern'ee `a ses pieds, absorbera par tous les pores le poison qu'elle a bu et qui la tue. La Russie ne tardera pas `a tomber en putr'efaction. J'ignore le rem`ede universel que Dieu tiendra pr^et pour cette universelle pourriture».
Eh bien! En attendant cette panac'ee divine, savez-vous ce que propose cet homme qui a trac'e ces paroles de Daniel?