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Marwan est un héros. Un martyr de la cause. Un grand soldat. Respecté bien sûr par Abou Nasser, mais aussi par Abou Jihad et les autres. Il refusait la défaite. Il voulait se battre jusqu’à son dernier souffle. Il est mort abattu dans le dos par une mitrailleuse au cours d’une reconnaissance pour planifier une opération. Continuer la résistance. Fortifier la ville. Ne pas la laisser tomber aux mains de l’ennemi. Maintenant, au milieu de la nuit, dans le silence, tout cela semble dérisoire. Même elle, les combats qu’elle a menés, les expéditions dans le Sud, les batailles contre les phalangistes, les hommes qu’elle a tués, tout cela est bien loin. Inutile, vain. Elle se rend compte qu’elle a oublié son arme au poste sur le front. C’est un signe. Jamais cela n’aurait pu lui arriver au cours des deux dernières années. Marwan n’a plus d’armes, elle non plus. La ville est suspendue en l’air. Après sept ans d’affrontements. Des larmes de rage et de tristesse lui envahissent les yeux. Elle retire sa veste. Dans sa garde-robe, tout est kaki, vert foncé, camouflé. Elle trouve une chemise de nuit grise. Elle va s’occuper du cadavre. Elle installe la lampe dans la petite salle de bains. Il n’y a pas de bac de douche, juste une bonde au milieu du sol carrelé et légèrement en pente. Elle apporte le carton de bouteilles d’eau. Abou Nasser est attentionné. Sans ce cadeau jamais elle n’aurait pu laver le corps. Elle l’installera sur le lit, dans un drap blanc, et elle le veillera jusqu’à ce qu’arrive la voiture demain matin. Puis ils passeront la prendre et l’enterreront. Quelque part. Si les Israéliens nous laissent tranquilles. Elle rassemble son courage et traîne la bâche jusqu’à la salle de bains. Elle tire le plastique, découvre le treillis maculé. La figure déformée. La barbe sombre. Elle tremble, elle a des larmes dans les yeux. A genoux auprès de Marwan, c’est bien lui, tout d’un coup. Elle le voit là malgré la distance de la mort. Il est revenu dans son corps. Elle a du mal à retirer la veste et le tee-shirt, les bras sont raides, elle découpe les vêtements avec des ciseaux. Son torse. Il y a quatre blessures noires sur son torse. La sortie des balles. Grandes, nettes, mortelles. Faites pour traverser les blindages et les murs. Elles ont certainement continué leur course sans même ralentir. Odeur de viande, de mort. Elle découpe le pantalon, retire la botte unique. Elle prend tous les vêtements ensanglantés, l’estomac au bord des lèvres, les jette dans l’évier de la cuisine, y verse un peu d’alcool de lampe et les enflamme. Qui s’inquiétera de la fumée dans Beyrouth assiégée ? Elle a une brève nausée. Elle vérifie que rien ne peut prendre feu autour de l’évier et ferme la porte.

Marwan, nu devant elle sur le carrelage de la salle de bains. Les yeux clos, le visage durci par la contraction des mâchoires. La surprise de la mort, la surprise des projectiles de 12,7 qui traversent sa poitrine, perforent son cœur, ses poumons, brisent les côtes. Elle prend une éponge, et renverse le contenu d’une bouteille d’eau sur Marwan. Intissar ne tremble plus. Elle ne pleure plus. Elle le caresse doucement. Elle efface petit à petit les traces de sang coagulé sur le torse, autour de la bouche, du nez, sur le ventre, délicatement. Marwan le guerrier. La première fois qu’ils ont combattu ensemble, le long de la ligne de démarcation, son entraînement était à peine achevé. Elle n’avait pas peur, elle avait confiance en elle, et confiance en Marwan pour la guider. Marwan était un des officiers les plus respectés. Un brave. Les Palestiniens n’avaient rien à voir avec l’amateurisme et l’anarchie des milices libanaises. Une fois que l’artillerie s’était tue, ils avaient préparé aux fascistes un piège parfait, une tenaille qui les avait broyés. Elle se rappelle parfaitement l’assaut final, le goût de cuivre dans la bouche, le bruit, les courses entre les immeubles, elle revoit la première rafale qu’elle a tirée sur une cible humaine, mouvante, et sa surprise quand elle l’a vue s’abattre, elle se souvient de l’excitation du combat, puissante, sexuelle, féroce, qui s’assouvit, tard dans la nuit, entre les bras de Marwan. Le plaisir de la victoire. Intissar est la seule femme à avoir détruit un véhicule et ses occupants avec une roquette antichar. Elle a longuement regardé les cadavres noircis se consumer dans les flammes de la voiture renversée, emplie d’un mélange de satisfaction, de fascination et de dégoût. Elle sait que sa cause est juste. Ce n’est pas elle qui a déclenché la guerre. Ce sont les sionistes. Puis les Libanais alliés des Israéliens. Puis de nouveau les Israéliens. Et maintenant, la défaite, les bottes lourdes qui n’avancent plus. Marwan qui ne court plus assez vite pour éviter les balles. Les martyrs abandonnés sur un coin de trottoir. Les corps lavés dans des salles de bains d’appartements. La ville qui tombe et, pour finir, l’exil.

<p>XIV</p>
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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSPar une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d'abord l'Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l'imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…S'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après La Modification de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une Iliade de notre temps.Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et Remonter l'Orénoque (2005). Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза
Rue des Voleurs
Rue des Voleurs

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSC'est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d'épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d'espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C'est avec elle qu'il va "fauter", une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi.Commence alors une dérive qui l'amènera à servir les textes — et les morts — de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l'amour et les projets d'exil.Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l'auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l'heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s'embrase, l'Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l'énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d'un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d'improbables apaisements, dans un avenir d'avance confisqué, qu'éclairent pourtant la compagnie des livres, l'amour de l'écrit et l'affirmation d'un humanisme arabe.Mathias Énard est l'auteur de quatre romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (2005 ; adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez), Zone (2008, prix Décembre 2008 ; prix du Livre Inter 2009) et Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010, prix Goncourt des lycéens 2010).

Матиас Энар

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