miséreux magnifiques ces Palestiniens aux lourds godillots quelle histoire je me demande si elle est vraie Intissar lave le corps de Marwan c’est très triste tout ça très triste, j’aurais aimé laver le corps d’Andrija le caresser avec une éponge une dernière fois, les récits se recoupent, les vêtements de Marwan brûlent dans l’évier beyrouthin comme mes treillis dans ma salle de bains vénitienne, une coïncidence de plus, pauvre Intissar, malgré les cris de victoire de certains l’été 1982 n’a pas dû être des plus gais, je me demande si Rafaël Kahla l’auteur du récit se trouvait à Beyrouth à ce moment-là, sans doute, c’est probable, quel âge a-t-il, cinquante-quatre ans dit la quatrième de couverture, oui c’est possible il en avait un peu moins de trente à l’époque, l’âge de Marwân peut-être, septembre 1982 l’ombre est bien haute sur les Palestiniens, ils vont se réfugier à Alger puis à Tunis, tous ces combattants éparpillés dans la Zone — Rafaël Kahla dont je ne sais rien a peut-être quitté le Liban en même temps qu’Intissar, peut-être pour s’exiler à Tanger, Tingis la phénicienne où il croisera Jean Genet, avec qui il reparlera des Palestiniens : en septembre 1982 Jean Genet passe quelques jours à Beyrouth en compagnie de Leïla Chahid la diplomate de la Cause, la très active représentante de l’OLP à Paris qui avait chez nous une fiche longue comme le bras, je ne me souviens plus comment mais les dieux badins envoient Genet à Chatila le dimanche 21 septembre premier jour de l’automne le lendemain du massacre, Jean Genet le fossoyeur céleste caresse les cadavres violacés et gonflés par les mouches dans les ruelles étroites du camp de la mort, il se promène, il accompagne du regard les trépassés vers la fosse commune, il découvre le silence et le calme, l’odeur de la chair dans le parfum de la mer, c’est peut-être le sens du récit de Rafaël Kahla, le corps de Marwan abandonné à un carrefour, inatteignable, Intissar lave le corps de Marwan comme Genet celui des vieillards et des enfants assassinés de Chatila, sous les yeux des soldats israéliens qui fournissent les bulldozers pour effacer la bévue — Andi mon vieux moi je n’ai pas pu aller te chercher, je n’ai pas pu, on a entendu la rafale on t’a vu, là, étendu dans ta fiente, et on a commencé à se battre, les tirs ont sifflé autour de nous, les mêmes balles qui venaient de te traverser la poitrine, je n’ai pas eu le temps de pleurer, pas eu le temps de te caresser, dix secondes après t’avoir aperçu m’être précipité vers toi j’étais allongé dans l’humus l’arme à la main contraint à ramper pour m’échapper, pour m’enfuir en te laissant là parce que nous étions presque encerclés, coincés, en infériorité numérique, dépassés par le groupe de moudjahidin autour de nous, la dernière fois que je t’ai vu tu avais les yeux grands ouverts vers le ciel de Bosnie un sourire sur le visage une contraction je n’ai pas eu la chance d’Intissar, j’ai fui lâchement peut-être parce que je ne t’aimais pas assez peut-être ma propre vie m’importait-elle plus que la tienne peut-être la vie n’est-elle pas comme dans les livres, j’étais un animal rampant effrayé par la vision du sang j’avais souvent pensé que je pouvais mourir mais pas toi, nous te croyions immortel comme Arès lui-même, j’ai eu peur, soudain, je me suis carapaté lâchement, un insecte cherchant à échapper à un coup de botte, nous nous sommes tous enfuis t’abandonnant là dans la campagne frétillante du printemps, mais ne t’inquiète pas tu es vengé, tu es doublement vengé car Francis le lâche est en train de disparaître, après son long passage parmi les ombres de la Zone il est en train de s’effacer, je vais devenir Yvan Deroy, je te dois cette vie nouvelle, Andi, c’est fait, je suis parti, on se reverra sur l’île Blanche de l’embouchure du Danube, quand l’heure sonnera, adieu Marwan adieu Andrija et merde voilà que je pleure maintenant, cette histoire me fait pleurer par surprise je ne m’y attendais pas, c’est malin je me frotte les yeux je tourne la tête vers la vitre qu’on ne me voie pas je ne suis pas très en forme je suis épuisé sans doute je n’arrive pas à arrêter les larmes c’est ridicule il ne manquerait plus que le contrôleur débarque, j’aurais l’air fin, à pleurer comme la Madeleine à quelques kilomètres de Florence, ça doit être l’effet du gin, un coup de la perfide Albion, non, ce récit me retourne sans que je m’en rende compte, trop de choses, trop de points communs, mieux vaut reposer le livre pour le moment, même à Venise dans les limbes au fond de la lagune je pleurais peu et voilà que près de dix ans plus tard je larmoie comme une jeune fille, le poids des ans, le poids de la valise, le poids de tous ces corps ramassés à droite à gauche conservés embaumés dans la photographie avec les listes interminables de leurs vies de leurs morts je vais les enterrer maintenant, enterrer la mallette ceux qu’elle contient et adieu, j’irai rejoindre le Caravage dans un joli port au pied d’une petite montagne, bouffer des nouilles à m’en faire péter la panse, apprendre