Debout devant la baie du poste de pilotage, Laed observait l’espace. Bien qu’il le contemplât tous les jours depuis maintenant trente ans, il ne se lassait jamais du spectacle offert par la galaxie Endrome, « cette infime partie de l’univers dans laquelle évolue
L’attention de Laed se reporta sur son visage réfléchi par la vitre. À l’aube de ses cinquante ans, ses cheveux blancs et bouclés étaient la seule marque visible de son vieillissement. Grâce à l’eau d’immortalité des moncles, aucune ride ne flétrissait sa peau, son corps avait conservé la sveltesse et la souplesse de ses jeunes années. Ses enfants, Abza et Lulla, venaient d’entrer dans l’âge adulte. Son apprentissage de pilote lui avait pris tant de temps qu’ils avaient grandi à son insu, qu’il avait l’impression, lorsqu’il les rencontrait, de faire face à deux étrangers. Il s’en défendait auprès de Chara en évoquant la responsabilité écrasante qui reposait sur ses épaules, mais il sautait sur tous les prétextes pour traîner dans le poste de pilotage, parfois plus d’une semaine d’affilée sans regagner ses appartements. Il ne se sentait bien qu’en compagnie des étoiles et de l’archange, cet étrange mentor dont l’apparence et la connaissance le fascinaient.
Laed s’arracha à sa contemplation et vint machinalement consulter les écrans de contrôle. Ils signalaient toujours les mêmes dysfonctionnements, l’usure de certains matériaux, l’engorgement de la plupart des systèmes d’évacuation, une surchauffe anormale du moteur principal, la baisse alarmante du niveau d’oxygène, les brusques accélérations entraînées par les défaillances du voleur de temps… Plus le vaisseau se rapprochait du but et moins il paraissait avoir les moyens de l’atteindre. Laed espérait qu’il ne serait pas obligé de franchir une ceinture d’astéroïdes avant de se poser sur le nouveau monde : le bouclier magnétic montrait une telle lenteur pour localiser et détruire les corps célestes que
« Inquiétant, n’est-ce pas ? »
Saisi, Laed se retourna. L’andros s’était approché silencieusement dans son dos. Le surnom d’« archange » lui allait à la perfection : toujours revêtu de son ample cape bleue, il posait sur son interlocuteur un regard qui semblait provenir d’un inaccessible au-delà. Sa voix égale, ses cheveux d’or, ses gestes calmes, sa démarche aérienne, son visage et ses mains d’une finesse irréelle correspondaient trait pour trait à la description qu’Abzalon faisait des archanges et des anges des légions célestes astafériennes : « On peut pas dire que ce sont des hommes ou des femmes, leur beauté vient pas d’la terre mais du ciel, ils s’énervent jamais, leurs yeux voient à l’intérieur des gens, bref, on sait pas si ce sont des hommes ou des dieux. » Le poste de pilotage lui-même avait tout d’une demeure surnaturelle avec sa vue sur l’espace, sa lumière traversée par les rayons des étoiles, sa propreté méticuleuse, le silence recueilli qui le baignait en permanence et que ne parvenait pas à briser l’activité parfois grésillante des robots.
« Encore dix ans à tenir, répondit Laed. Je crains que ce ne soit bien long. »
L’archange s’avança et fixa pendant quelques secondes les écrans de contrôle.
« Le vaisseau peut tenir, dit-il. Les robots sont déjà en train d’activer les systèmes de sécurité. L’appareil sera bientôt scindé en deux.
— Scindé ?
— Vous n’imaginiez toute de même pas poser cet énorme tas de ferraille sur sa planète de destination. Etant donné sa masse, vous risqueriez purement et simplement l’écrasement. Il perdra au moins neuf dixièmes de son poids. Sa partie la plus volumineuse, le plus lourde, sera expulsée dès l’entrée dans le système de Jael.
— Les anciens quartiers des deks ? Les salles alvéolaires ? Le labyrinthe ? »
L’archange approuva d’un signe de tête.
« Si je comprends bien… commença Laed.
— Vous comprenez fort bien, l’interrompit l’archange. Dix mille passagers au départ, un millier à l’arrivée, telles étaient les probabilités mentalistes.