— Il faut avoir une sacrée dose de cynisme pour prévoir la mort de milliers et de milliers de gens, maugréa Laed.
— Un goutte d’eau. Le projet Estérion a coûté la vie à cinq millions de Kroptes et à des centaines de milliers de deks. Sans compter les trente millions de morts de la guerre d’indépendance des satellites, un conflit dont l’unique enjeu était le contrôle des matières premières et des bases spatiales. »
Ils restèrent un moment silencieux, les yeux rivés sur les signes et les chiffres qui s’affichaient sur le tableau de bord.
« Vous m’avez appris à lire mais je ne parviens pas toujours à déchiffrer les données, reprit Laed.
— Estimez-vous heureux qu’ils aient mis des écrans à votre disposition. Je n’en ai pas besoin : je communique directement avec l’analyseur central.
— Ils avaient donc prévu que vous pourriez être victime d’une… Eh, mais au fait, vous ne m’aviez pas dit que…
— Je me déconnecterai dans exactement trente minutes estériennes. Mais avant, il me reste une dernière faveur à vous demander.
— Vous n’avez pas achevé ma formation ! protesta Laed.
— J’ai transmis tout ce que votre cerveau était capable d’assimiler. »
Du coin de l’œil, Laed examina l’archange. Quelque chose avait changé dans son visage, les traits s’étaient imperceptiblement durcis, la bouche s’était crispée. Il n’était plus une créature de synthèse en cet instant, mais un être en proie à une tension intérieure que trahissaient ses gestes anormalement fébriles.
« J’aurais pu en apprendre davantage au cours de ces trente ans, marmonna Laed.
— Vous en savez assez. Le reste n’aurait réussi qu’à vous embrouiller les idées. »
La réponse sèche, presque agressive de l’archange eut un tel impact sur Laed qu’il recula de deux pas.
— Qui, « ils » ? » coupa Laed d’une voix blanche.
L’archange se retourna et lui jeta un regard dur.
« Ils ont vécu pendant des siècles dans l’ombre des gouvernants d’Ester, dans l’ombre des moncles, dans l’ombre de l’Hepta. L’expérience Estérion leur a fourni des données en quantité suffisante. Dans quelques minutes, ils m’ordonneront d’y mettre un terme.
— Pourquoi… pourquoi m’avoir formé dans ce cas ? »
Laed crut discerner un pâle sourire sur les lèvres de l’andros.
« Eux sont purement synthétiques, je suis en partie constitué de chair et de sang. Ma mémoire cellulaire me prédispose à une certaine empathie pour le genre humain, à une certaine autonomie de pensée, grâce sans doute aux modifications effectuées par l’équipe de Mald Agauer. Voilà pourquoi ils m’ont programmé pour vivre cent dix ans. Ils ne voulaient laisser aucune chance à ce vaisseau d’atterrir.
— Qui, « ils » ? s’impatienta Laed.
— Les technotypes, les légionnaires de la synthèse, de l’artifice. L
— Dans quel but ?
— Perpétuer leur existence, c’est ce que font toutes les espèces.
— Des technotypes ne forment pas une espèce ! objecta Laed.
— Une espèce nouvelle, dit l’archange. Une espèce qui n’agit qu’en fonction des probabilités d’expansion. Ils se sont mis au service de l’humanité tant qu’elle leur était utile, ils se sont développés grâce aux nanotecs, à tous les supports technologiques dont ils étaient les maîtres, mais à présent ils la considèrent comme une rivale.
— Une rivale ?
— Une créature ne s’estime affranchie que lorsqu’elle est parvenue à éliminer son créateur. Une loi de l’évolution.
— Il reste des hommes sur les satellites d’Ester.
— Détrompez-vous : le Voxion sera bientôt soufflé par une gigantesque explosion.
— C’est… monstrueux ! » s’écria Laed.
Curieusement, il ne pensait ni à sa femme ni à ses enfants en cet instant, la seule image qui lui venait à l’esprit était la bouille cabossée de son grand-père.
Le sourire était franc cette fois sur le visage de l’androïde, franc et froid comme la mort.
« Par qui les monstres ont-ils été créés ? fit-il d’une voix qui avait recouvré sa neutralité.
— Rien… rien ne vous oblige à leur obéir.
— L’impulsion télétec balaiera ma mémoire cellulaire et mes vestiges de libre arbitre.
— Vous m’avez demandé une dernière faveur, tout à l’heure…