Laed avait conseillé aux passagers de s’établir dans les niveaux les plus hauts des anciens quartiers kroptes, le plus loin possible de la taille étranglée de
Abzalon et son arrière-petit-fils déposèrent les combinaisons dans l’appartement qui servait de local technique à l’entrée du niveau 5. Ils prélevèrent des plateaux-repas sur un chariot qui filait en grinçant le long de la coursive et s’assirent contre une cloison. Ils vivaient désormais dans une obscurité permanente, les appliques ayant grillé l’une après l’autre.
« Qu’est-ce qu’on deviendra sur le nouveau monde, Ab ? demanda Abza en mâchant un morceau de viande au goût prononcé de moisissure.
— Ça, ce sera à vous d’le décider !
— Tu as déjà vécu sur une planète, pas nous…
— Il vous faudra pas deux mois pour oublier le vaisseau, pour vous habituer aux rayons de l’A – de Jael, j’veux dire –, aux vents, aux pluies, aux saisons. Et puis vous partirez à la découverte de votre monde, vous comprendrez ses exigences, vous affronterez ses dangers, vous saisirez sa beauté. Faudra vous adapter à lui et pas l’adapter à vous, sinon vous l’abîmerez et il finira par se fâcher.
— Personne n’y a jamais mis les pieds. Et si nous ne pouvions pas y vivre ? »
Abzalon cessa de mastiquer et leva les yeux sur le visage anxieux d’Abza. Les ténèbres estompaient sa chevelure brune et soulignaient ses traits forts, son nez légèrement cassé, ses mâchoires carrées, sa bouche lippue. Ellula affirmait qu’il tenait de son mari ses arcades sourcilières saillantes, ses yeux légèrement globuleux, ses épaules larges et sa haute taille. Des éclats de rire et des chants retentissaient un peu plus loin.
« Alors, on aurait fait tout ce voyage pour rien, répondit Abzalon. Non, ce que j’dis est faux : pour certains d’entre nous, pour moi en tout cas, ce voyage a été un… un cadeau.
— Tu ne penses pas que le nouveau monde sera le plus beau des cadeaux ?
— Pour vous, sûrement… »
Ils achevèrent leur repas en silence, bercés par les éclats de voix qui transperçaient les cloisons.
Drapé dans la cape bleue de l’archange, Laed s’éclaircit la gorge.
« Le voici, dit-il d’une voix solennelle, émue, Le nouveau monde. »
Ils se rapprochèrent de la baie dans un même mouvement et fixèrent le cercle à dominante jaune pâle qui occupait le centre de la baie vitrée et que traversaient des bandes blanches, mauves, vertes et brunes. Ils distinguaient nettement les trois satellites qui gravitaient autour de lui, trois éclats gris teintés de vermeil par les rayons de Jael.
« Le plus beau des cadeaux », murmura Abza, les yeux exorbités.
Des larmes coulèrent sur les joues de Lulla. Comme son frère, c’était la première fois qu’elle pénétrait dans l’antre de son père, la première fois qu’elle découvrait une autre perspective qu’un toit bas et métallique au-dessus de sa tête. Toujours vêtue de longues robes aux couleurs sombres, elle avait hérité de la chevelure ambrée et des yeux verts d’Ellula, des traits de son père et du caractère de sa mère. Elle avait failli être emportée par l’estérionite un an plus tôt, et seul l’amour d’un jeune homme du nom d’Arel, l’arrière-petit-fils d’un dek qui avait bien connu Abzalon, l’avait raccrochée à la vie. Chara persistait à couper courts ses cheveux noirs. Le vieillissement avait durci ses traits, ses pommettes et ses mâchoires saillaient sous sa peau desséchée. Abzalon soutenait Ellula qui, malgré l’eau d’immortalité des moncles, rencontrait des difficultés grandissantes à tenir sur ses jambes.
« Quand nous poserons-nous ? s’enquit Abza.
— Dans trois jours, répondit Laed. Trois tous petits jours. Le voleur de temps s’est déréglé au moment de la séparation et nous sommes arrivés plus tôt que prévu. Environ un mois avant la date fixée. »