Ce furent, avec les commentaires d’Abzalon, les seuls mots qu’ils prononcèrent durant ces trois jours. Ils oublièrent de manger et de dormir, écrasés par la solennité de l’instant, ne voulant pas perdre une miette du spectacle fantastique qui se déroulait sous leurs yeux. Ils faisaient corps avec le vaisseau, corps avec le nouveau monde, corps avec les passagers restés dans les cabines, corps avec Laed qui courait d’un écran à l’autre afin de vérifier les données. Abzalon était enfin lavé de la grisaille perpétuelle du vaisseau, renouait avec les couleurs qui avaient émerveillé son enfance d’Estérien, plus belles, plus vives encore que dans ses souvenirs, et Lœllo regardait tout cela à travers ses yeux, se réjouissait avec lui, même si les siens manquaient à l’appel. Le Xartien n’était pas un fzal omnique, sa lignée se perpétuait à travers Lulla et Abza, les petits-fils de Pœz, ses arrière-petit-fils. Abzalon soulevait parfois Ellula du plancher et la serrait contre lui avec un tel enthousiasme qu’elle poussait un gémissement et qu’il la reposait en s’excusant d’un sourire. Abza et Lulla tournaient comme des zihotes surexcitées autour des ancêtres, les embrassaient en riant, les entraînaient dans une farandole à l’issue de laquelle Ellula, étourdie, éprouvait le besoin de s’asseoir pour reposer ses jambes et reprendre ses esprits.
« Nous allons être capturés par la gravité du nouveau monde et rester en orbite jusqu’à ce que
Le vaisseau effectua trois orbites complètes avant que Laed ne se décide à couper les propulseurs annexes et à enclencher les moteurs auxiliaires de poussée. Ils passèrent du « jour » à la « nuit » à une dizaine de reprises, virent les satellites croiser au-dessus de leurs têtes, parsemés de taches blanches qu’Abzalon définit comme « p’t-êt’bien des surfaces de glace ».
L’appareil libéra un rugissement terrifiant, tourna lentement sur lui-même et entama sa descente vers le nouveau monde, plongé pour le moment dans une obscurité totale. Immédiatement, les couches extérieures du fuselage rougeoyèrent, transpercèrent les ténèbres d’éclats aveuglants, de traînées incandescentes qui effacèrent les étoiles lointaines et les deux satellites proches.
« Deux autres couches de spruine viennent de s’envoler ! cria Laed. Et… Merde, les écrans, il s’éteignent ! »
Alors, sans dire un mot, Chara, Abza, Lulla, Abzalon et Ellula se rassemblèrent devant la baie vitrée, se prirent par la main, fermèrent les yeux et s’abandonnèrent au présent, au bonheur d’être ensemble, de former une chaîne qui s’étendait bien au-delà de l’espace et du temps.
CHAPITRE XXII
LE NOUVEAU MONDE