Trois hommes vêtus de costumes clairs et escortés de soldats dévalèrent la passerelle et se dirigèrent vers la table de l’eulan Paxy. Les intrus étaient rasés et portaient les cheveux courts. Un domanial eut la mauvaise idée de s’interposer entre eux et le rayon d’étoile. Un éclair jaillit de l’objet métallique brandi par un soldat et lui perfora la poitrine. Le domanial baissa la tête comme pour contempler le trou béant dans lequel avait disparu son cœur et son poumon gauche, puis il bascula vers l’avant et s’affaissa de tout son long sur l’herbe. Ses deux épouses et ses enfants éclatèrent en sanglots. Des dizaines d’autres soldats surgirent des appareils et bloquèrent toutes les issues de la cour intérieure.
« Nous vous cherchions, eulan Paxy, déclara l’un des trois hommes d’une voix forte en s’inclinant. À Madeïon, on nous a dit que vous vous étiez absenté pour célébrer un mariage dans les plaines.
— Vous n’étiez pas invités, messieurs », rétorqua l’eulan.
Un sourire narquois flotta sur les lèvres de son interlocuteur.
« Nous mourrions d’envie d’explorer les vertes plaines du centre. Notre gouvernement nous a chargés de vous annoncer l’annexion du continent Sud. Aujourd’hui, plus de cent mille soldats estériens se sont déployés du littoral du bouillant jusqu’au péripôle. Selon les rapports télémentaux, nous contrôlons tout le territoire. Nous venons donc vous demander de vous soumettre, vous et tous les membres de votre consistoire.
— Le Traité des littoraux… » commença l’eulan Paxy.
Le plénipotentiaire estérien balaya l’argument d’un geste du bras.
« Un traité vieux de trente ou quarante siècles n’est plus d’actualité. Les temps ont bien changé depuis que nos ancêtres l’ont signé.
— Prenez garde, monsieur, vous offensez la mémoire humaine ! » tonna l’eulan Paxy.
Ses yeux noirs flamboyaient sous ses sourcils blancs et fournis.
« Et vous, les Kroptes, vous offensez le présent, répliqua l’Estérien. Votre splendide isolement prend fin à ce jour, pour le bien de tous.
— Les armes finissent toujours par se retourner contre les bourreaux.
— Considérez en ce cas que votre comportement s’est retourné contre vous.
— Qu’allez-vous faire d’eux ? » demanda l’eulan en désignant les invités d’un mouvement de menton.
Le plénipotentiaire consulta ses deux acolytes du regard.
« Quelques-uns d’entre eux entreront dans un projet gouvernemental de la plus haute importance.
— Et les autres ? »
N’obtenant pas de réponse, l’eulan Paxy saisit son vis-à-vis par le col de sa veste et répéta :
« Et les autres ?
— Les mentalistes décideront de leur sort. Quant à vous, eulan, vous serez consigné à Vrana tant que dureront les opérations militaires. »
Les invités ne furent pas autorisés à repartir chez eux. Après la distribution de la viande de yonak, ils s’installèrent dans les granges et les étables pour y passer une nuit inconfortable. L’astronef du plénipotentiaire avait décollé en emportant l’eulan Paxy et les autres dignitaires du consistoire, mais deux autres engins avaient atterri et vomi des cohortes de soldats qui avaient immédiatement réquisitionné les habitations et les vivres. Ils avaient également contraint des femmes à passer la nuit en leur compagnie. Les maris qui avaient protesté avaient été foudroyés et leurs corps jetés dans une fosse avec les cadavres des hommes, des femmes et des enfants qui avaient été abattus par les aéronefs. Ellula avait échappé à cette première rafle en se faufilant dans une grange. Elle s’était enduit le visage de poussière, avait retiré sa robe de mariée, s’était revêtue d’une blouse usagée qui ne mettait guère en valeur sa beauté. Deux soldats s’étaient emparés de Juna, la quatrième épouse d’Isban Peskeur, l’avaient traînée à travers la cour et emmenée dans la maison d’un louager d’où elle n’était pas ressortie. Rijna et Opra s’étaient efforcées de réconforter ses deux filles, âgées respectivement de douze et neuf ans.
Alors qu’on le croyait mort et qu’on commençait déjà à le pleurer, Eshan fit sa réapparition à la tombée de la nuit. Il expliqua qu’il s’était glissé entre les sentinelles estériennes à la faveur de l’obscurité naissante. Kephta le serra à l’étouffer avant de le sermonner vertement. Le patriarche ne lui adressa en revanche aucun reproche. Assis contre un pilier, plus voûté que d’habitude, le regard dans le vague, il semblait porter sur ses épaules toute la misère du monde. Sans doute jugeait-il qu’il portait une grosse part de responsabilité dans le malheur des familles qui avaient été décimées sur son domaine. Son mutisme et son abattement se conjuguèrent au manque d’intimité et de confort pour dispenser Ellula de la redoutable corvée de nuit de noces. Ils se couchèrent sur une litière de paille fraîche étalée par Eshan et d’autres jeunes gens, mais tardèrent à trouver le sommeil, dérangés par les hurlements des femmes qu’on maltraitait dans les maisons et dont les appels au secours transperçaient les fenêtres et les murs.
CHAPITRE V
L’ESTÉRION