— Vous recourez vous-même aux nanotecs, n’est-ce pas ? riposta l’homme dérivé sans élever la voix. Je ne suis pas un androïde ni un mutant au sens réducteur où vous entendez ces termes. On a ramassé mon cadavre dans une rue de Vrana et on m’a ressuscité grâce aux implants technologiques et aux injections de molécules de synthèse. J’ai été conçu pour assister les humains dans les recherches mentales. On m’a équipé d’une voix et d’une formidable banque de données qui me donne une capacité d’analyse et de synthèse dont vous n’avez pas la moindre idée. Mais, et c’est là sans doute que nos opinions divergent, j’ai aussi un ego, une perception idiosyncratique de l’espace et du temps. Je ne suis donc ni un ersatz d’humain, ni un monstre, ni un ennemi, mais seulement une individualité, si choquant que puisse vous paraître ce terme, un être qui éprouve des émotions, des sentiments, des pensées, et même parfois de la colère, comme en ce moment. Et, si je vous dis que votre négligence met en danger l’expérience de
— Vous semblez vous tenir en très haute estime vous-même, pour une créature de synthèse, cracha Jij Olvars. Pourquoi ne prendriez-vous pas la place des détenus ou des Kroptes dans
— Nous avons glissé quelques-uns des nôtres parmi eux. Je serais moi-même parti sans hésitation si mes probabilités de réussite avaient été supérieures aux leurs.
— Avouez plutôt que vous éprouvez ce sentiment bien humain qu’on appelle la peur !
— Il suffit ! glapit le prémiaire. Combien de temps cela prendrait-il de réaménager
Le responsable du chantier évita soigneusement de croiser le regard luisant du triumvir.
« Quinze ans, peut-être vingt, répondit-il du bout des lèvres.
— Beaucoup trop. Nous ne pouvons pas faire marche arrière. »
Le prémiaire se tourna vers l’administrateur des monts Qvals, vêtu de l’uniforme officiel des ads, un costume bleu nuit orné de boutons et de galons holographiques.
« Où en êtes-vous avec les deks ?
— Au dernier recensement, leur population s’établit à sept mille. Ils s’entre-tuent à une cadence de trois cents par jour. Au train où vont les choses, l’objectif des cinq mille sera atteint dans six ou sept jours. Ils sont enragés, monsieur, et je doute que ce soit une bonne idée de les boucler dans ce tas de ferraille. Autant rassembler dans la même cage cinq mille aros sauvages et cinq mille yonaks.
— C’est pourtant ce que nous allons faire, ad, parce que nous n’avons plus le choix. Demain, le conseil des dioncles de l’Église monclale prononcera l’hérésie des Kroptes et j’ordonnerai leur exécution dans deux jours, hormis les cinq mille qui auront été retenus pour effectuer le grand saut.
— Pourquoi l’Église monclale ? demanda maître Kalris. Pourquoi pas l’Astafer ou une autre des grandes religions estériennes ? Et, d’ailleurs, rien ne vous obligeait à déclarer ces pauvres bougres hérétiques avant de les massacrer… »
L’attaque laissa de marbre les deux dioncles coiffés de leurs hautes toques et drapés dans les plis de leurs robes noires. La guerre avait été déclarée depuis bien longtemps entre l’Académie astronomique de Vrana et le conseil des dioncles : la plupart des scientifiques d’Ester, d’obédience omnique, redoutaient le caractère hégémonique et obscurantiste de l’Église monclale, qui intriguait sans cesse dans les allées du pouvoir pour accéder au statut de religion officielle. Les ecclésiastiques du Moncle s’opposaient avec virulence à tout prolongement de la vie humaine par assistance technologique, à toute forme de vie artificielle ou modifiée. Les créatures dérivées étaient donc pour eux des abominations, des monstres issus de l’orgueil humain. Forts de leur eau d’immortalité dont ils gardaient soigneusement le secret et qu’ils présentaient comme un don de l’Un à ses serviteurs, ils réclamaient un retour à l’ordre primitif qui aurait le double mérite de contrecarrer l’influence des scientifiques et de maintenir leurs fidèles dans un dogmatisme proche de la superstition. Comme bon nombre de religieux, ils professaient exactement le contraire de ce qu’ils étaient en réalité, des enfants de l’artifice. Ils recouraient à la violence, exhortaient leurs partisans à tuer les prêtres et à détruire les lieux de culte des religions rivales, effectuaient un véritable travail de sape auprès du triumvirat et des administrateurs régionaux, bref, accroissaient sans cesse leur emprise sur une population angoissée par la grande peur de l’extinction de l’A et de l’anéantissement d’Ester.
« L’Église monclale est la seule religion qui se soit réellement impliquée dans le projet, rétorqua le prémiaire. J’en conclus qu’elle est la seule à s’intéresser à l’avenir du peuple estérien.
— Elle a plutôt fait en sorte que la Fraternité omnique et les autres confessions en soient exclues, corrigea maître Kalris.