« Nous entrons dans la phase finale du programme, avait-il chuchoté tandis que l’officiel, une huile gouvernementale reconnaissable à son costume sombre parfaitement coupé et à son air important, gravissait les quelques marches de l’estrade.
— J’suis rudement content de vous revoir », avait soufflé Abzalon dans un débordement de joie qui ne lui était guère coutumier.
Les rayons encore pâles de l’A s’étaient reflétés dans ses yeux globuleux et avaient paré sa pauvre bouille d’une grâce enfantine qui avait bouleversé Lœllo.
« Moi aussi, Ab », avait balbutié le Xartien, les larmes aux yeux.
Après le discours du représentant du gouvernement, ils avaient été poussés vers la sortie de la cour et s’étaient engagés dans une première rue encadrée de grilles magnétic. Une foule énorme s’était massée sur les trottoirs et sur les balcons des immeubles, séparée des grilles magnétic par un cordon de sécurité. Quolibets, injures, hurlements avaient salué l’apparition des premiers deks. La procession des futurs passagers de
« On s’croirait des bestiaux qu’on mène à l’abattoir ! grogna Lœllo.
— Les bestiaux, on leur crie pas dessus », renchérit Abzalon.
Ils avançaient côte à côte dans le passage d’une largeur de quatre mètres, se tenant à distance respectable des grilles. Leur peau captait les infimes vibrations et la chaleur de l’énergie magnétic qui les aurait happés et réduits en cendres au premier effleurement. Les vociférations de la multitude leur perforaient les tympans, la poitrine et le ventre. Les spectateurs déversaient toute leur colère, toute leur frustration, toute leur peur sur les deks vêtus de haillons, parfois même entièrement nus, qui progressaient en trébuchant, avec une lenteur presque comique, sur le revêtement lisse de la rue. Contrairement aux vœux téléoraux du prémiaire, les spectateurs ne ressentaient aucune sympathie pour ces bannis sur lesquels reposaient tous les espoirs de la civilisation estérienne. Les mentalistes avaient quant à eux estimé que la population du continent Nord éprouvait le besoin impérieux d’une catharsis et que ce défilé « représentait pour elle une belle opportunité de libérer les charges émotionnelles négatives engendrées par les prévisions à long terme de l’agonie d’Aloboam ».
Des grappes humaines colorées et bruissantes, suspendues aux balcons, aux fenêtres, aux toits, égayaient les façades de ces immeubles dans lesquels Abzalon avait autrefois rôdé, à l’affût d’une femme à décortiquer. Il reconnaissait la ville, même débarrassée de ses habituels encombrements aériens ou terrestres, même travestie par cette multitude vociférante. Vrana avait une couleur, une odeur reconnaissables entre toutes, elle émettait une note qui, comme la corde d’un grêlon des rues, déclenchait des vibrations particulières dans son plexus solaire et dans son bas-ventre. Elle avait été son terrain de jeu puis son terrain de chasse, à la fois mère, sœur et maîtresse. Sa rumeur l’avait bercé, sa chaleur l’avait rassuré, son gigantisme l’avait protégé. Il se souvint alors des mots du représentant du gouvernement.
Jamais…
Il suffoqua subitement, chercha son souffle, crut qu’il allait défaillir sous les yeux et les rires des spectateurs, réussit à rester debout, continua de marcher. Il ne laissait pas de famille derrière lui, mais un enchevêtrement de métal et de béton qu’il avait aimé comme une entité vivante, comme une personne, et la séparation le déchirait autant que s’il avait dû quitter définitivement des êtres de chair et de sang.
« J’ai pas tout compris à cette histoire de voyage… »
Lœllo avait hurlé pour dominer les huées de la foule. Ce fut le Taiseur, marchant derrière eux, qui répondit :