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« Ils vont nous boucler dans un engin spatial et nous expédier dans un autre coin d’univers. Ils font coup double : ils se débarrassent des parias tout en les utilisant comme cobayes. Leur programme, c’était une sorte d’entraînement à un long voyage dans l’espace. Cent vingt ans, pour être précis. J’avais raison l’autre jour quand je disais que nous avions vécu la meilleure part de notre détention. Dans les jours prochains, nous n’aurons plus de terre sous les pieds, plus de ciel sur nos têtes, nous vivrons dans un Dœq de ferraille et de vide. Nous nous sommes battus, nous avons tué, nous avons bu du sang de rondat et mangé des foies humains pour avoir le privilège de mourir à des millions et des millions de kilomètres de notre monde natal. Baisés sur toute la ligne. Chierie. »

L’affolement enfiévra et agrandit les yeux de Lœllo.

« Mourir ?

— Nous faisons partie d’un projet expérimental. Les responsables de ce programme n’auraient sûrement pas joué avec la vie d’Estériens ordinaires. Je connais suffisamment les mentalistes pour affirmer qu’ils ont au contraire sauté sur l’occasion de… »

La recrudescence des clameurs ainsi que son propre épuisement le contraignirent à s’interrompre. Ils venaient de déboucher sur un large boulevard qu’Abzalon identifia comme la promenade des Prémiaires, l’artère la plus prestigieuse et la plus onéreuse de Vrana, une partie de la ville qu’il n’aimait pas pour son côté trop ordonné, trop aéré, trop prévisible. Au bout se dressait le siège du gouvernement, un bâtiment massif, gris, entouré de colonnes hautes de plus de cent mètres, symbolisant chacune un personnage important de l’histoire estérienne. De chaque côté de la promenade, des tribunes avaient été installées dans lesquelles avaient pris place les milliers de personnalités que comptait la capitale, administrateurs, secrétaires ministériels, officiers supérieurs, dioncles de l’Église monclale, comédiens, chanteurs, peintres, sculpteurs, médialistes, mentalistes, tous ceux qui faisaient et défaisaient les réputations, qui avaient ou croyaient avoir une influence quelconque sur la société estérienne. Ébloui par les rayons rasants de l’A, Abzalon avait l’impression d’avancer dans un chemin tracé au milieu d’un champ de couleurs vives et changeantes.

« Expérimental, cela veut dire que nous avons toutes les chances d’exploser en vol, reprit le Taiseur lorsqu’un silence relatif fut retombé sur le boulevard. En admettant que l’engin soit fiable, nous risquons fort de dériver pour l’éternité dans l’espace. Et si nous atteignons notre destination, cette soi-disant planète découverte par les astronomes de l’Académie, nous nous serons probablement débrouillés pour nous éliminer les uns les autres. Enfin, cent vingt ans, cela nous laisse largement le temps de mourir de vieillesse. Ne compte pas revenir un jour sur ton monde, Lœllo. »

Les chaînes de Lœllo lui pesèrent soudain des tonnes. Il scruta la foule dans l’espoir insensé de reconnaître un visage familier, celui de sa mère, de ses sœurs, d’un ami, peu importait, mais les grilles l’empêchaient de discerner avec précision les traits des hommes et des femmes massés dans les tribunes. Et puis, il aurait fallu un véritable miracle pour capter un regard complice dans cette marée humaine dont les plus hautes vagues culminaient à plus de trente mètres de hauteur et dont l’écume léchait les balcons et les toits. À Dœq, il avait gardé l’espoir de revoir un jour les siens dont il n’était séparé que par quatre murs et quelques milliers de kilomètres, mais dans l’espace il n’aurait ni passé ni avenir, ni descendance ni tombeau, il ne serait qu’un fzal omnique. Il lança un regard éperdu par-dessus son épaule et contempla la longue file des deks. Il en vit un se précipiter sur la grille et s’embraser dans une ultime étreinte magnétic.

Abzalon comprit qu’ils se dirigeaient vers l’astroport, situé au nord de la cité. Il lui était arrivé de se réfugier dans le tarmac, dont le gigantisme et la complexité offraient d’intéressantes possibilités de planque. Il avait regardé les navettes estersat décoller dans un rugissement assourdissant, crachant des colonnes de feu par leurs tuyères, mais jamais il n’avait été effleuré par l’envie d’embarquer et de gagner le Voxion. La perspective de vivre à l’intérieur des biosphères, l’obligation de recourir aux nanotecs correctrices, la faible gravité, tous les inconvénients des satellites le renforçaient dans son conditionnement d’Estérien, d’homme qui pouvait respirer et marcher à l’air libre. L’A, encore bas dans le ciel, déversait son or rose et tiède dans la promenade des Prémiaires, assombrissait les bâtiments dressés vers le ciel comme des bras suppliants. C’était la dernière fois qu’il admirait le lever de l’astre du jour.

Quelqu’un poussa un gémissement dans son dos. Il perçut un cliquetis de chaînes, un bruit de pas précipités, un grésillement prolongé, les cris d’effroi des spectateurs. Il n’eut pas besoin de se retourner.

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