Depuis qu’elle avait pris place à bord de l
Elle rencontrait les pires difficultés à reconstituer les événements qui s’étaient succédé avant la mise à feu du vaisseau. Elle s’y efforçait néanmoins, persuadée que sa mémoire serait le fil conducteur autour duquel elle se reconstruirait. Elle détestait la froideur technologique de son nouvel environnement, la neutralité fonctionnelle de l’appartement de six pièces dans lequel s’était installée la famille d’Isban Peskeur, l’exiguïté de la cabine où elle dormait en compagnie des filles les plus jeunes et des petits-enfants du patriarche, l’étroitesse des coursives et des escaliers qui reliaient les compartiments et les différents niveaux, la lumière brutale des appliques qui restaient allumées en toutes circonstances, les vibrations qui secouaient parfois les cloisons, le plancher, et donnaient à croire que l’appareil était sur le point de se disloquer, les odeurs oppressantes de métal et de carburant fossile, le ronronnement étouffé des moteurs qui ne parvenait pas à briser le silence sépulcral imprégnant la structure même des matériaux. De même, elle avait mis du temps à s’habituer à la faible pesanteur qui transformait le moindre pas en une aventure périlleuse. À plusieurs reprises, elle avait oublié qu’elle ne marchait pas dans la lande du bord du bouillant ou sur un quelconque chemin de terre, elle avait perdu contact avec le plancher, emportée comme une feuille, et s’était cogné la tête au plafond bas. Le deuxième jour, elle s’était ouvert le cuir chevelu sur l’arête d’une poutrelle. Tout en nouant un bandeau autour de sa tête, Rijna l’avait sévèrement réprimandée pour son étourderie et Kephta avait renchéri en la traitant publiquement de petite idiote.
C’était d’ailleurs le phénomène qui l’avait le plus étonnée depuis leur départ : la vitesse à laquelle les Kroptes avaient reproduit leurs habitudes dans un milieu totalement nouveau. Même s’ils ne possédaient plus de terres, plus de troupeaux, plus de maisons, ils s’empressaient de recréer la même hiérarchie, les mêmes coutumes. Seul Eshan semblait prêt à rompre avec le passé, à bousculer une tradition qui n’avait pour lui plus aucune signification. Il passait le plus clair de son temps dans les cabines et les coursives pour discuter avec les hommes de son âge et tenter de les gagner à ses vues, arguant que la clairvoyance des eulans avait été prise en défaut et qu’il fallait en tirer les conséquences.
Pour l’instant, Isban Peskeur n’avait pas exigé de sa cinquième épouse qu’elle le rejoigne sur sa couchette. Il dormait en compagnie de ses trois premières épouses – la quatrième, Juna, violée par les soldats estériens, avait été disgraciée – et des plus grandes de ses filles. Le traumatisme occasionné par la brutalité de l’exode se conjuguait au manque d’intimité et à l’inquiétude pour reléguer sa convoitise au second plan. Ellula pressentait cependant qu’elle bénéficiait seulement d’un sursis, que tôt ou tard le patriarche succomberait à l’appel de la chair et réclamerait son dû. Elle espérait sans trop y croire qu’Eshan réussirait à secouer le joug kropte avant que son père ne retrouve le goût à la vie.
Elle frissonnait lorsqu’elle repensait à l’épisode de l’étable, aux mains du jeune Peskeur sur ses seins, à son souffle sur sa nuque, à la saveur de sa bouche. Elle n’envisageait pas de partager son existence avec lui. Elle consentait à lui offrir son corps mais pas son esprit, consciente cependant qu’il ne prendrait pas l’un sans essayer de posséder l’autre, que son caractère exclusif, possessif, le prédisposait à l’exercice d’une tyrannie autrement redoutable que celle qu’il prétendait abolir. Leurs nouvelles conditions d’existence aiguillonneraient sa violence comme les zihotes excitent les yonaks. Même si elle restait attirée par Eshan, elle s’arrangeait désormais pour ne pas se retrouver seule en sa compagnie, ne quittait jamais l’appartement de peur de le rencontrer dans une coursive déserte, essuyait de temps à autre une crise de claustrophobie qu’elle combattait en repensant aux paysages de son enfance. Les visions ne lui avaient pas annoncé sa mort, comme elle l’avait cru jusqu’alors, mais ce voyage dans l’espace. Elle se préparait à porter le fardeau de la vie plus longtemps que prévu.