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Ellula marchait précautionneusement dans la coursive centrale du niveau 3 (elle refusait de donner le nom prétentieux de « domaine » à cet espace cloisonné privé d’air et de lumière). Les attaques de panique avaient cessé depuis trois jours et elle éprouvait le besoin d’explorer les environs immédiats, d’agrandir son champ de vision. Elle ne supportait plus l’ambiance de la chambre, les criailleries des enfants, les bavardages des femmes, les odeurs entremêlées des corps. Habitués à une hygiène rudimentaire et bien qu’il leur suffît de passer la main devant un voyant lumineux pour obtenir à volonté de l’eau chaude, les membres de la famille d’Isban Peskeur n’utilisaient qu’avec parcimonie les quatre douches de la petite salle située au centre de l’appartement. Ellula se lavait quant à elle deux fois par jour, restait de longues minutes sous le jet brûlant, une coquetterie qui lui avait valu les remarques désobligeantes de Rijna et de Kephta. Il n’y avait rien d’autre à faire, ni cuisine à préparer, ni yonak à traire, ni linge à laver, ni ménage à faire, le vaisseau étant équipé d’un système d’aspiration automatique des poussières et des déchets, mais les deux épouses ne rataient aucune occasion de manifester leur autorité, de consolider les fondements d’un règne qui ne reposait plus que sur l’abstraction. Depuis quelques jours, les hommes ressentaient la nécessité de se réunir entre eux sur les places octogonales pour se donner l’impression d’agir, de ne pas subir le lent écoulement du temps. Ils projetaient de réorganiser les domaines, de casser les cloisons qui séparaient les cabines individuelles, de réunir les familles séparées, de rassembler dans un même lieu les ventres-secs, d’explorer les coursives pour tenter de découvrir des pièces vides ou des matériaux avec lesquels ils pourraient agrémenter leur intérieur. Isban Peskeur revenait de ces discussions l’œil vif et le sourire aux lèvres, comme réchauffé par une flamme nouvelle. Les regards brillants dont il couvrait Ellula auguraient d’un réveil imminent de son désir.

La coursive débouchait sur une place octogonale plongée dans un clair-obscur diffus. Cinq des huit appliques étaient éteintes, une sixième diffusait une clarté ténue, les faisceaux des deux autres ne balayaient qu’une partie du plancher et des cloisons. Ellula s’y engagea, aspirant à renouer avec cette ombre qui leur était refusée dans les appartements, de goûter enfin quelques vrais instants d’intimité. Elle s’assit dans le coin le plus sombre, s’adossa à la cloison, renversa la tête en arrière et ferma les yeux, heureuse de soustraire ses paupières à l’agression permanente de la lumière artificielle. Elle dériva sur le fil paresseux de ses pensées, s’attarda un moment sur les visages de ses parents et de Mazira, s’immergea tout entière dans un flot de nostalgie qui brouilla ses yeux de larmes.

Elle vit soudain des corps nus amoncelés dans une fosse, des têtes et des poitrines trouées par un rayon incendiaire, des soldats répartis à intervalles réguliers sur le talus entourant l’excavation, la plupart riant et parlant fort, quelques-uns urinant sur les corps. Elle distingua d’abord le visage de sa mère, intact, émouvant dans sa sérénité mortuaire, puis celui de Mazira, en partie déchiqueté, et enfin celui de son père, à demi recouvert de terre. Mazira tenait d’un côté la main de son père et de l’autre la main de sa mère, et cet ultime geste d’amour de la première épouse, dont elle avait si souvent exécré l’épouvantable caractère, la bouleversa. Elle pleura silencieusement pendant un temps qu’elle aurait été incapable d’évaluer. Sa vision, car c’était une vision même si elle ne concernait pas l’avenir, lui révélait le sort affreux subi par sa famille, par tous les Kroptes restés sur Ester, confirmait les doutes émis par Eshan sur la compassion des Estériens du Nord. Dans un accès de rage silencieuse, elle répudia violemment ce don qui continuait de lui valoir les heures les plus noires de son existence, puis, après avoir évacué sa colère et son chagrin, elle comprit que l’ordre cosmique l’avait plongée dans l’horreur de ce carnage pour trancher les liens qui l’amarraient au passé, pour l’inviter à affronter le présent.

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

Elle sursauta, rouvrit les yeux. Eshan se tenait devant elle, seul, pieds nus, chemise largement ouverte sur son torse grêle, barbe et cheveux en bataille, yeux fiévreux. Il s’accroupit et, du dos de la main, lui caressa délicatement le front.

« Pourquoi pleures-tu ? C’est mon père et ses femmes qui te rendent malheureuse ? »

Elle ne répondit pas, aussi effrayée qu’un petit rongeur face à son prédateur.

« Depuis le temps que j’attends ce moment… »

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