Ce que vous me dites d'Alphonse me fait bien plaisir, et me prouve qu'il est resté tel que je l'ai laissé. Certainement il est impossible de témoigner plus d'attention et de donner plus de soins qu'il en a toujours donné à mon père qui le mérite certainement sous tous les rapports, car c'est l'homme le plus digne et le plus respectable qu'il est possible de trouver. Au reste vous êtes sur les lieux, vous pouvez vous en assurer par vous-même. Je connais toutes les personnes dont vous m'avez parlée, ce sont de très braves gens mais je ne crois pas qu'ils puissent vous suffir car ils ne sont pas plus amusants que l'ordonnance ne le comporte. J'oubliais presque de vous gronder: quand les médecins vous ont fait partir de Pétersbourg, c'était non seulement pour vous faire changer d'air, mais encore pour vous éloigner des affaires et laisser votre esprit en repos; mais maintenant d'après votre lettre je vois combien votre imagination trotte et vous faites, je suis sûr, des projets à n'en pas finir, et avec votre caractère cela doit vous fatiguer. Soyez donc tranquille, mon très cher ami, soignez bien votre santé et il nous restera toujours plus qu'il ne faut pour aller passer notre existence ensemble là où le climat vous sera le plus favorable et soyez persuadé que nous serons heureux partout, car vous le méritez sous tous les rapports.
Vous devez vous rappeler que dans [ma] dernière lettre je vous ai parlé d'un certain général Donnadieu qui était venu à Pétersbourg sous le prétexte d'un voyageur. Mon cher, je ne me doutais pas d'être aussi près de savoir ce qu'il venait y faire: et Dieu sait si alors j'aurais eu besoin de vos conseils. Il faut vous dire que j'ai été choisi pour intermédiaire entre lui et grand Monsieur[…] pour différentes questions et demandes qu'il avait à faire que je ne puis confier au papier puisque ça n'est pas mon secret; enfin je vous dirais seulement [ceci] pour vous rassurer sur ma conduite: après avoir terminé cette affaire qui a duré 15 jours et pour avoir le cœur net j'ai écrit au comte Orloff, je lui ai demandé un entretien qu'il m'a accordé avec la plus grande amabilité. Là je lui ai rendu compte du commencement jusqu'à la fin de tout ce que j'avais fait et dit et il m'a complètement approuvé dans la manière dont j'avais agi et m'a engagé que, chaque fois que je me trouverais ayant besoin de conseils, je devais m'adresser à lui, qu'il serait toujours enchanté de me prouver ses bonnes dispositions en ma faveur, et mon général est reparti aujourd'hui par le bateau à vapeur, comme il était arrivé. Mais jamais de la vie je ne me suis rappelé ce que vous m'avez dit du caractère français en fait d'affaires comme dans cette occasion où j'ai pu me persuader que vous ne vous êtes pas trompé sur leur compte, car vous ne pouvez vous imaginer combien cet homme avait compté sur son mérite personnel pour remplir une commission dont il avait été chargé et trouvant dans toutes ses conversations la chose dont il était chargé aussi naturelle que vous d'aller vous promener après votre dîner.
J'ai toujours oublié de vous dire que les Soutzo avaient quitté Péters-bourg et qu'ils avaient été en Suède et de là ils iront en Grèce où je crois qu'il a été rappellé. Avant de partir la petite Marie m'a envoyé un affreux petit tapis en me priant de vous l'expédier à Baden Baden, je lui ai dit que je l'avais fait partir et que vous l'aviez trouvé charmant.
J'ai oublié dans mes deux lettres de vous parler de toutes les personnes qui me demandent toujours de vos nouvelles. Il y a surtout la jeune comtesse Beaubrinsky qui chaque fois qu'elle me voit me prie de la rappeler à votre souvenir. La pauvre femme a eu bien des inquiétudes. Il y a un de ses petits qui a manqué mourir ces jours derniers mais maintenant il va beaucoup mieux. Je vous ai aussi écrit dans ma dernière lettre que je croyais que j'aurais du déficit dans ma caisse pour le temps des manœuvres, mais heureusement je me suis trompé et avec un peu d'économie pendant quelques mois et cependant sans me gêner le moins du monde, je reviendrai à flot. Notre ami Gevers est devenu tout à fait un homme de Cour. Il passe sa vie à Peterhoff où du reste il est amoureux d'une demoiselle d'honneur de l'Impératrice; mais il paraît qu'il fait très bien ses affaires malgré cela. Car Bray m'a raconté qu'il offrait ses soins en sa qualité d'homme en faveur à tous ses camarades du corps diplomatique. Nous attendons d'un jour à l'autre le comte Lerchenfeld car on est excessivement curieux de voir sa femme qui doit être charmante d'après ce que nous a encore dit Koutousoff qui l'a beaucoup connue à Munich.
Linsky et Platonoff sortent de chez moi et me chargent de mille amitiés pour vous.
Au revoir mon cher. Il faut que vous me rendiez justice, si je n'écris pas souvent, au moins je le fais longuement et vraiment je ne sais pas jusqu'à quel point ce bavardage doit vous amuser.
Adieu mon bon et cher ami. Je vous embrasse tendrement.