Nous avons depuis le retour du camp un temps magnifique, et de plus, nous nous amusons autant que possible. D'abord la Cour a habité très longtemps Jélaken, ce qui rend le séjour des Iles excessivement gai, et de plus il y a plusieurs de ces messieurs qui ont eu la charmante idée de nous donner des fêtes aux Eaux, à l'instar des bals qui se donnent à l'étranger. Je puis vous assurer qu'ils sont charmants et qu'ils ont parfaitement bien réussi et à un tel point que la Cour a bien voulu en être. Madame Klein a eu au dernier bal un triomphe qui a dû joliment flatter son petit amour-propre de femme; il faut vous dire que dès que l'Impératrice est entrée au bal elle s'est aprochée d'elle en lui disant qu'elle désirait depuis longtemps faire sa connaissance et s'est entretenue assez longtemps; et je vous assure que ça a fait un fameux effet parmis les femmes de négociants. Mais du reste, elle n'est pas devenue plus fière, je l'ai vue encore hier, et toujours bonne personne. J'ai toujours oublié de vous donner quelques détails sur le séjour de Julie à Pét[ersbourg] et cependant elle doit vous intéresser, car vous êtes un de ses anciens adorateurs: un de perdu 100 de retrouvés, car votre départ ne laisse pas de vide dans son coeur; au commencement de son séjour sa maison était devenue une vraie caserne car tous les officiers du régiment y passaient leur soir, et vous pouvez vous imaginer tout ce qu'on y faisait cependant la morale a toujours été respectée, car les personnes bien informées assurent qu'elle a un cancer à la matrice. Mais l'Empereur qui n'est pas entré dans tous ces détails et qui recevait tous les jours des rapports où on lui disait que les officiers au lieu d'être au camp passaient leur existence sur la grande route, s'est fâché et a fait témoigner son mécontentement aux officiers par le général. Mais malheureusement sur ces entrefaites arriva le jour de naissance de Julie, elle donna à sa terre une fête magnifique à ses paysans; vous pensez bien qu'on y fit des folies, moi je n'y étais pas, mais le méchant public raconte des choses incroyables que moi je sais être fausses. Par exemple, qu'elle avait fait monter des paysannes aux mâts, et qu'à chaque nouvelle chute de ces femmes, c'était des cris et des joies à n'en plus finir, et qu'elle fit aussi faire des courses à cheval aux paysannes, que ces femmes étaient assises à califourchon sans pantalons et sans selles, enfin toutes des plaisanteries dans ce genre. Et ce qu'il y a de plus malheureux c'est qu'Alexandre Troubeskoy en revenant s'est cassé et foulé un bras. Vous pensez bien que l'Empereur a eu connaissance de tous ces bruits et du bras cassé d'Alexandre; aussi a-t-il été furieux le lendemain au bal de Démidoff et il a dit en parlant à notre général devant 40 personnes: «Les officiers de ton régiment feront donc toujours des bêtises, ils ne seront contents que lorsque j'en aurai passé une demi-douzaine à l'armée, et quant à cette femme, en parlant de Julie, elle n'aura de repos que lorsque je la ferai chasser par la police, car il ne lui suffit pas encore de se trouver chez le gouverneur général sur la liste des filles publiques».
Vous pouvez penser quel effet ça fit dans tous les salons et Litta demanda aussitôt la permission de la laisser partir pour l'Italie, mais l'Empereur s'y est d'abord opposé, et a voulu la faire partir pour l'intérieur; mais elle a tant pleuré chez Benkendorff et Litta a tant assuré pour elle que l'Empereur lui a permis de repartir, ce qu'elle fera dans 6 semaines. Moi pour mon compte, j'en suis fâché car c'est une bien bonne personne, et quoique je n'allasse pas dans la maison, je la voyais souvent; je vous dirais que j'ai cru qu'il valait mieux ne pas y aller puisque l'Empereur s'était déclaré si formellement contre ceux qui fréquentaient la maison intimement.
A la minute mon domestique m'apporte de la ville votre lettre datée du 30 juillet. Il se trouve que Gevers l'avait déjà depuis 5 jours; ma parole son excellence, depuis que le Prince est arrivé, a tout à fait perdu la tête et ne pense à autre chose qu'à courir à Peterhoff. Car avec votre dernière lettre, il l'a aussi gardée pendant 3 jours. Soyez tranquille, quand il reviendra je me charge de lui faire la leçon.
J'ai déjà voulu vous dire plusieurs fois que l'on me décachetait vos lettres; en outre la dernière l'a été, à moins cependant que vous-même vous ayez pris pour empreinte votre pouce, ce qui n'est pas probable. Le cachet était horriblement mutilé et ne ressemblait à rien: ce qui m'a fait avoir des soupçons, c'est que moi qui vous connais si soigneux, je trouve que cette manière de cacheter les lettres ne vous ressemble pas du tout. Si mes conjectures étaient fondées, alors il faudrait savoir d'où cela vient et s'y opposer si c'est possible.