Mais il est plusieurs angles sous lesquels voir les choses. Et si je choisis la montagne qui me départage les hommes selon leur droit aux provisions, il est probable que je m'irriterai selon ma justice. Mais probable il est aussi que ma justice serait autre d'une autre montagne qui autrement départagerait les hommes. Et je voudrais que toute justice soit rendue. C'est pourquoi je fis observer les hommes.
(Car il n'est point une justice mais un nombre infini. Et je puis bien départager par l'âge pour récompenser mes généraux en les faisant croître en honneurs et en charges. Mais je puis aussi bien leur permettre un repos qui augmente avec les années et, en les déchargeant de leurs charges et en couvrant des épaules jeunes. Et je puis juger selon l'empire. Et je puis juger selon les droits de l'individu ou, à travers lui, contre lui, selon l'homme.)
Et si considérant la hiérarchie de mon armée je tiens à juger de son équité me voilà pris dans un réseau de contradictions irréductibles. Car il est les services rendus, les capacités, le bien de l'empire. Et je trouverai toujours une échelle de qualité indiscutable qui me démontrera mon erreur selon une autre. Donc peu me trouble que l'on me montre qu'il est un code évident selon lequel mes décisions sont monstrueuses, connaissant d'avance que quoi que je fasse il en sera ainsi et qu'il importe de peser un peu, de mûrir un peu la vérité pour l'obtenir non dans les mots mais dans son poids. (Ici peut être parlé des lignes de force.)
CXV
Donc je considérais comme vain de lire ma cité du point de vue des bénéficiaires. Car tous sont critiquables. Et ce n'était point là mon problème. Ou plus exactement il ne se posait qu'en second. Car ensuite je désire certes que mes bénéficiaires soient ennoblis et non abâtardis par l'usage du bénéfice. Mais m'importe d'abord le visage de ma cité.
Donc je m'en fus me promener, flanqué d'un lieutenant qui interrogeait les passants.
«Que fais-tu dans la vie? demandait-il, au hasard des rencontres, à l'un ou à l'autre.
— Je suis charpentier, disait celui-là.
— Je suis laboureur, disait cet autre.
— Je suis forgeron, disait le troisième.
— Je suis berger», disait un autre.
Ou je creuse des puits. Ou je soigne des malades. Ou j'écris pour ceux qui ne savent écrire. Ou je suis boucher pour la viande. Ou je martèle des plateaux à thé. Ou je tisse des toiles. Ou je couds des vêtements. Ou…
Et il m'apparaissait que ceux-là travaillaient pour tous. Car tous consomment du bétail, de l'eau, des remèdes, des planches, du thé et des vêtements. Et nul ne consomme exagérément pour son propre usage car tu manges une fois et te soignes une fois, tu t'habilles une fois, tu bois une fois le thé, tu écris une fois tes lettres et tu dors dans un lit d'une maison.
Mais il arrivait que l'un d'entre eux me répondît:
«Je bâtis des palais, je taille des diamants, je sculpte des statues de pierre…»
Et ceux-là certes ne travaillaient point pour tous mais pour quelques-uns seulement car le produit de leur activité n'était point divisible.
Et en effet si tu observes celui-là qui travaille une année pour peindre son vase, comment distribuerais-tu de tels vases à tous? Car un homme travaille pour plusieurs dans une cité. Il est les femmes, les malades, les infirmes, les enfants, les vieillards et ceux qui aujourd'hui se reposent. Il est aussi des serviteurs de mon empire, lesquels ne façonnent point d'objets: les soldats, les gendarmes, les poètes, les danseurs, les gouverneurs. Et ceux-là cependant autant que les autres consomment, s'habillent, se chaussent, mangent, boivent et dorment dans un lit d'une maison. Et puisqu'ils n'échangent point d'objet contre les objets qu'ils consomment, il faut bien que quelque part tu voles ces objets à ceux-là qui les fabriquent afin d'en alimenter également ceux qui ne les fabriquent point. Et aucun homme installé dans son atelier ne peut prétendre consommer la totalité de ce qu'il produit. Donc il est des objets que tu ne peux prétendre offrir à tous car il ne serait personne pour les façonner.
Et cependant n'importe-t-il pas que de tels objets soient conçus et soient fabriqués puisqu'ils sont le luxe et la fleur et le sens de ta civilisation? Et puisque précisément l'objet qui vaut et qui est digne de l'homme est celui qui a coûté beaucoup de temps. Et c'est le sens même du diamant, lequel est année de travail qui donne une larme grande comme l'ongle. Ou la goutte de parfum tirée du tombereau de fleurs. Et que m'importe à moi le destin de la larme et de la goutte de parfum puisque je connais d'avance qu'elles ne sont point distribuables à tous et que je connais également qu'une civilisation repose non sur le destin de l'objet mais sur sa naissance?
Moi le seigneur je vole du pain et des vêtements aux travailleurs pour les donner à mes soldats, à mes femmes et à mes vieillards.