Mais j'ai su découvrir les digues qui me fondaient un homme, au hasard de mes promenades dans une campagne étrangère. J'avais emprunté au pas lent de mon cheval un chemin qui liait un village à l'autre. Il eût pu franchir droit la plaine, mais il épousa les contours d'un champ et je perdis quelques instants à ce détour et pesait contre moi ce grand carré d'avoine, car mon instinct livré à lui-même m'eût mené droit, mais le poids d'un champ me faisait fléchir. Et m'usait dans ma vie l'existence d'un carré d'avoine, car des minutes lui furent consacrées, qui m'eussent servi pour autre chose. Et me colonisait ce champ car je consentais au détour, et alors que j'eusse pu jeter mon cheval dans les avoines, je le respectai comme un temple. Puis ma route me conduisit le long d'un domaine clos de murs. Et elle respecta le domaine et s'infléchit en courbe lente à cause de saillies et de retraits du mur de pierre. Et je voyais, derrière le mur, des arbres plus serrés que ceux des oasis de chez nous et quelque étang d'eau douce qui miroitait derrière les branches. Et je n'entendais que le silence. Puis je passai le long d'un portail sous le feuillage. Et ma route ici se divisait, dont une branche servait ce domaine. Et peu à peu au cours du lent pèlerinage, tandis que mon cheval boitait dans les ornières, ou tirait les rênes pour brouter l'herbe rase le long des murs, me vint le sentiment que mon chemin dans ses inflexions subtiles et ses respects et ses loisirs, et son temps perdu comme par l'effet de quelque rite ou d'une antichambre de roi, dessinait le visage d'un prince, et que tous ceux qui l'empruntaient, secoués par leurs carrioles ou balancés par leurs ânes lents, étaient, sans le savoir, exercés à l'amour.
CXLIX
Mon père disait:
«Ils se croient enrichis d'augmenter leur vocabulaire. Et certes je puis bien user d'un mot de plus et qui signifierait pour moi «soleil d'octobre» par opposition à un autre soleil. Mais je ne vois point ce que j'y gagne. Je découvre au contraire que j'y perds l'expression de cette dépendance qui me relie octobre et les fruits d'octobre et sa fraîcheur à ce soleil qui n'en vient plus si bien à bout, car il s'y est déjà usé. Rares sont les mots qui me font gagner quelque chose en exprimant d'emblée un système de dépendances dont je me servirai ailleurs, comme «jalousie». Car jalousie me permettra d'identifier, sans avoir à te dévider tout le système de dépendances, ceci qu'à cela je comparerai. Ainsi je te dirai: «La soif est jalousie de l'eau.» Car ceux que j'en ai vus mourir, s'ils m'ont paru suppliciés ce ne fut point par une maladie, non plus abominable en soi-même que la peste, laquelle t'abrutit et tire de toi de modestes gémissements. Mais l'eau te fait hurler car tu la désires. Et tu vois en songe les autres qui boivent. Et tu te trouves exactement trahi par l'eau qui coule ailleurs. Ainsi de cette femme qui sourit à ton ennemi. Et ta souffrance n'est point de maladie mais de religion, d'amour, et d'images, lesquelles sont sur toi autrement efficaces. Car tu vis selon un empire qui n'est point des choses mais du sens des choses.
«Mais «soleil d'octobre» me sera d'un faible secours parce que trop particulier.
«Par contre je t'augmenterai si je t'exerce à des démarches qui te permettent, en usant de mots qui sont les mêmes, de construire des pièges différents, et bons pour toutes les captures. Ainsi des nœuds d'une corde, si tu peux en tirer ceux qui seront bons pour les renards ou pour soutenir tes voiles en mer et prendre le vent. Mais le jeu de mes incidentes et les inflexions de mes verbes, et le souffle de mes périodes et l'action sur les compléments, et les échos et les retours, toute cette danse que tu danseras et qui, une fois dansée, aura charrié en l'autre ce que tu prétendais transmettre, ou saisi dans ton livre ce que tu prétendais saisir.
«Prendre conscience, disait ailleurs mon père, c'est d'abord acquérir un style.