«Vainqueurs ou vaincus, me disais-je, comment saurai-je distinguer! Tu considères cet homme muet parmi la foule. Elle l'entoure et le presse et le force. S'il est contrée vide elle l'écrase. Mais s'il est d'un homme habité et construit à l'intérieur, comme de la danseuse que je fis danser, et s'il parle, alors ayant parlé il a dans ta foule poussé ses racines, noué ses pièges, établi son pouvoir et voilà ta foule, s'il se met en marche, qui se met en marche derrière lui en multipliant sa puissance.
«Il suffit que ce territoire abrite quelque part un seul sage bien protégé par son silence, et devenu au cœur de ses méditations, pour qu'il équilibre le poids de tes armes car il est semblable à une graine. Et comment le distinguerais-tu pour le décapiter? Il ne se montre que par son pouvoir et dans la seule mesure où son œuvre est faite. Car il en est ainsi de la vie qui est toujours en équilibre avec le monde. Et tu ne peux lutter que contre le fou qui te propose des utopies mais non contre celui qui pense et construit le présent puisque le présent est tel qu'il le montre. Il en est ainsi de toute création, car le créateur n'y apparaît point. Si de la montagne où je t'ai conduit tu vois ainsi résolus tes problèmes, et non autrement, comment te défendrais-tu contre moi? Il faut bien que tu sois quelque part.
«Ainsi de ce barbare qui ayant crevé des remparts et forcé le palais royal fit irruption face à la reine. Or la reine ne disposait d'aucun pouvoir, tous ses hommes d'armes étant morts.
«Quand tu fais une erreur dans le jeu que tu jouais par simple goût du jeu, te voilà rouge, humilié et désireux de réparer ta faute. Cependant il n'est point de juge pour te flétrir sinon ce personnage que tel jeu déliait en toi et qui proteste. Et tu te gardes des faux pas dans la danse bien que ni l'autre danseur ni personne n'ait qualité pour te les reprocher. Ainsi pour te faire mon prisonnier je n'irai point te montrer ma puissance mais je te donnerai le goût de ma danse. Et tu viendras où je voudrai.
«C'est pourquoi la reine, se tournant vers le roi barbare quand il creva la porte et surgit en soudard la hache au poing et tout fumant de sa puissance, et plein d'un énorme désir d'étonner, car il était vaniteux et vantard, eut un sourire triste, comme de déception secrète, et d'indulgence un peu usée. Car rien ne l'étonnait sinon la perfection du silence. Et tout ce bruit, elle ne daignait point l'entendre, de même que tu ignores les travaux grossiers des égoutiers, bien que tu les acceptes comme nécessaires.
«Dresser un animal, c'est l'enseigner à agir dans la seule direction pour lui efficace. Quand tu veux sortir de chez toi tu fais le tour, sans y réfléchir, par la porte. Quand ton chien veut gagner son os, il te fera les actes sollicités de lui car il a observé peu à peu qu'ils étaient chemin le plus court vers sa récompense. Bien qu'en apparence ils n'aient point de rapport avec l'os. Cela se fonde sur l'instinct même et non sur le raisonnement. Ainsi le danseur conduit la danseuse par des règles du jeu qu'ils ignorent eux-mêmes. Qui sont langage caché comme de toi à ton cheval. Et tu ne saurais me dire exactement les mouvements qui te font obéir de ton cheval.
«Or la faiblesse du barbare étant qu'il voulait d'abord étonner la reine, son instinct lui enseigna vite qu'il n'était qu'un chemin, tous les autres chemins la rendant plus lointaine, plus indulgente et plus déçue, et il commença de jouer du silence. Ainsi commençait-elle elle-même de le changer à sa façon, préférant au bruit de la hache les révérences silencieuses.»
Ainsi me semblait-il qu'à entourer ce pôle qui nous forçait de regarder vers lui, bien qu'il fermât les yeux délibérément, nous lui faisions jouer un rôle dangereux car il recevait de notre audience le pouvoir de rayonnement d'un monastère.
C'est pourquoi, ayant réuni mes généraux, je leur dis:
«Je prendrai la ville par l'étonnement. Il importe que ceux de la ville nous interrogent sur quelque chose.»
Mes généraux assagis par l'expérience et quoique n'ayant rien compris de mes paroles, firent divers bruits d'assentiment.
Je me souvenais également d'une réplique qu'opposa mon père à certains, qui lui objectaient que les hommes, dans les grandes choses, ne cédaient qu'à de grandes forces:
«Certes, leur avait-il répondu. Mais vous ne risquez point de vous contredire car vous dites qu'une force est grande quand elle fait céder les forts. Or voici un marchand vigoureux, arrogant et avare. Il transporte une fortune de diamants, lesquels sont cousus dans sa ceinture. Et voici un bossu chétif, pauvre et prudent qui n'est point connu du marchand, parle un autre langage que le sien, et souhaite cependant de s'attribuer les pierres. Tu ne vois point où loge la force dont il dispose?
— Nous ne le voyons point, dirent les autres.