— Cependant, poursuivit mon père, le chétif ayant abordé le géant l'invite, comme il fait chaud, à partager son thé. Et tu ne risques rien quand tu portes des pierres cousues dans ta ceinture à partager le thé d'un bossu chétif.
— Certes, rien, dirent les autres.
— Et cependant à l'heure de la séparation, le bossu emporte les pierres, et le marchand crève de rage, muselé jusque dans ses poings par la danse que l'autre lui a dansée.
— Quelle danse? firent les autres.
— Celle de trois dés taillés dans un os», répondit mon père.
Puis il leur expliqua:
«Il y a que le jeu est plus fort que l'objet du jeu. Toi général, tu gouvernes dix mille soldats. Ce sont les soldats qui détiennent les armes. Ils sont tous solidaires les uns des autres. Et cependant tu les envoies se jeter l'un l'autre en prison. Car tu ne vis point des choses mais du sens des choses. Quand le sens des diamants fut d'être caution des dés ils coulèrent dans la poche du bossu.»
Les généraux qui m'entouraient cependant s'enhardirent:
«Mais comment les atteindrais-tu, ceux de la ville, s'ils refusent de t'écouter?
— Voilà bien ton amour des mots qui te fait faire un bruit stérile. S'ils peuvent parfois refuser d'écouter, où vois-tu que les hommes puissent refuser d'entendre?
— Celui-là que je cherche à gagner à ma cause peut se faire sourd à la tentation de mes promesses s'il est assez solide de cœur.
— Certes, puisque tu te montres! Mais s'il est sensible à telle musique et que tu la lui joues, ce n'est point toi qu'il entendra, c'est la musique. Et s'il se penche sur un problème qui le dévore et si tu lui montres la solution, il est bien contraint de la recevoir. Comment veux-tu qu'il feigne vis-à-vis de soi-même, par haine ou mépris contre toi, de continuer de chercher? Si au joueur d'un jeu tu désignes le coup qui le sauve et qu'il a cherché sans le découvrir, tu le gouvernes car il t'obéira, bien qu'il prétende t'ignorer. Ce que tu cherches, si on te le donne, tu te l'attribues. Celle-là cherche sa bague égarée ou le mot d'un rébus. Je lui tends la bague, l'ayant retrouvée. Ou je lui souffle le mot du rébus. Elle peut bien certes refuser l'un ou l'autre de moi par excès de haine. Cependant je l'ai gouvernée car je l'ai expédiée s'asseoir. Il faudrait qu'elle fût bien folle pour continuer de chercher…
«Ceux de la ville, il faut bien qu'ils désirent, cherchent, souhaitent, protègent, cultivent quelque chose. Sinon autour de quoi bâtiraient-ils des remparts? Si tu les bâtis autour d'un puits maigre et si au-dehors je te crée un lac, tes remparts tombent d'eux-mêmes car ils sont ridicules. Si tu les bâtis autour d'un secret et que mes soldats, autour des remparts, te crient ton secret à tue-tête, tes remparts tombent aussi car ils n'ont plus d'objet. Si tu les bâtis autour d'un diamant, et que j'en sème au-dehors comme gravats, tes remparts tombent car ils favorisent ta seule pauvreté. Et si tu les bâtis autour de la perfection d'une danse et que, la même danse, je la danse mieux que toi, tu les démoliras toi-même pour apprendre de moi à danser…
«Ceux de la ville, je veux d'abord simplement qu'ils m'entendent. Ensuite ils m'écouteront. Mais certes si je joue du clairon sous leurs murs ils se reposeront en paix sur leurs remparts et n'entendront point ma vaine soufflerie. Car tu n'entends que ce qui est pour toi. Et t'augmente. Ou te résout dans un de tes litiges.
«J'agirai donc sur eux malgré qu'ils feignent de m'ignorer. Car la grande vérité est que tu n'existes point seul. Tu ne peux demeurer permanent dans un monde qui, autour, change. Je puis sans te toucher agir sur toi car, que tu le veuilles ou non, c'est ton sens même que je change et tu ne peux le supporter. Tu étais détenteur d'un secret, il n'est plus de secret, ton sens a changé. Celui-là qui danse et déclame dans la solitude je te l'entoure en secret d'auditeurs narquois puis j'enlève le rideau: je l'interromps net dans sa danse.
«S'il danse encore c'est qu'il est fou.
«Ton sens est fait du sens des autres, que tu le veuilles ou non. Ton goût est fait du goût des autres, que tu le veuilles ou non. Ton acte est mouvement d'un jeu. Pas d'une danse. Je change le jeu ou la danse et je change ton acte en un autre.
«Tu bâtis tes remparts à cause d'un jeu, tu les détruiras toi-même à cause d'un autre.
«Car tu vis non des choses mais du sens des choses.
«Ceux de la ville je les punirai dans leur prétention car ils comptent sur leurs remparts.
«Alors que ton unique rempart, c'est la puissance de la structure qui te pétrit et que tu sers. Car le rempart du cèdre c'est le pouvoir même de sa graine, laquelle lui permettra de s'établir contre la tempête, la sécheresse et la rocaille. Et ensuite tu pourras bien l'expliquer par l'écorce mais l'écorce d'abord était fruit de la graine. Racines, écorce et feuillage sont graine qui s'est exprimée. Mais le germe de l'orge n'est que d'un faible pouvoir et l'orge oppose un rempart faible aux entreprises du temps.