Ainsi ai-je moi-même agi. Nuits somptueuses de mes expéditions de guerre, je ne saurais trop vous célébrer. Ayant bâti, sur la virginité du sable, mon campement triangulaire, je montais sur une éminence pour attendre que la nuit se fît, et, mesurant des yeux la tache noire à peine plus grande qu'une place de village où j'avais parqué mes guerriers, mes montures et mes armes, je méditai d'abord sur leur fragilité. Quoi de plus misérable, en effet, que cette poignée d'hommes à demi nus sous leurs voiles bleus, menacés par le gel nocturne où des étoiles se trouvaient déjà prises, menacés par la soif car il fallait ménager les outres jusqu'au puits du neuvième jour, menacés par le vent de sable qui, s'il se lève, montre la puissance d'une révolte, menacés enfin par les coups qui font blettir comme des fruits la chair de l'homme. Et l'homme n'est plus bon qu'à rejeter. Quoi de plus misérable que ces paquets d'étoffe bleue à peine durcis par l'acier des armes, posés à nu sur une étendue qui les interdisait? Mais que m'importait cette fragilité? Je les nouais et les sauvais de se disperser et de périr. Rien qu'en ordonnant pour la nuit ma figure triangulaire, je la distinguais d'avec le désert. Mon campement se fermait comme un poing. J'ai vu le cèdre ainsi s'établir parmi la rocaille et sauver de la destruction l'ampleur de ses branchages, car il n'est point non plus de sommeil pour le cèdre qui combat nuit et jour dans sa propre épaisseur et s'alimente dans un univers ennemi des ferments mêmes de sa destruction. Le cèdre se fonde dans chaque instant. Dans chaque instant je fondais ma demeure afin qu'elle durât. Et de cet assemblage qu'un simple souffle eût dispersé je tirais cette assise angulaire, irréductible comme une tour et permanente comme une étrave. Et de peur que mon campement ne s'endormît et ne se défît dans l'oubli je le flanquais de sentinelles qui recevaient les rumeurs du désert. Et de même que le cèdre aspire la rocaille pour la changer en cèdre mon campement se nourrissait des menaces venues du dehors. Bénis soient l'échange nocturne, les messagers silencieux que nul n'a entendus venir et qui surgissent autour des feux et s'accroupissent, disant la marche de ceux-là qui progressent au nord ou ce passage de tribus dans le sud à la poursuite de leurs chameaux volés, ou cette rumeur chez d'autres à cause de meurtre et ces projets surtout de ceux-là qui se taisent sous leurs voiles et méditent la nuit à venir. Tu les as écoutés, les messagers qui viennent raconter leur silence! Bénis soient ceux-là qui surgissent autour de nos feux si brusquement, avec des mots si funèbres que les feux aussitôt sont noyés dans le sable et que les hommes plongent, à plat ventre, sur leurs fusils, ornant le campement d'une couronne de poudre.
Car la nuit, à peine faite, devient source de prodiges!
Chaque soir ainsi je considérais mon armée prise dans l'étendue comme un navire, mais permanente, sachant bien que le jour la montrerait intacte et toute remplie comme les coqs par la jubilation du réveil. Alors, tandis que l'on équipe les montures, on entend ces éclats de voix qui sonnent dans le matin frais comme des cuivres. Alors les hommes, comme enivrés par la liqueur du jour naissant, gonflent des poumons neufs et savourent l'âpre plaisir de l'étendue.
Je les menais vers l'oasis à conquérir. Quiconque ne comprend pas les hommes eût cherché dans l'oasis même la religion de l'oasis. Mais ceux de l'oasis ignorent leur demeure. Et c'est au cœur d'un rezzou rongé par le sable qu'il importe de la découvrir. Car je leur enseignais cet amour.
Je leur disais: «Vous trouverez là-bas l'herbe odorante, le chant des fontaines, et des femmes aux longs voiles de couleur qui fuiront effrayées comme un troupeau de biches agiles, mais douces à saisir, faites comme elles sont pour la capture…»
Je leur disais: «Elles croient vous haïr et pour vous repousser useront des dents et des ongles. Mais il vous suffira pour les dompter de votre poing noué dans les boucles bleues de leur chevelure!»
Je leur disais: «Il vous suffira d'exercer votre force dans sa douceur pour les retenir immobiles. Elles fermeront encore les yeux pour vous ignorer, mais votre silence pèsera sur elles comme l'ombre d'un aigle. Alors enfin elles ouvriront leurs yeux sur vous et vous les emplirez de larmes.
«Vous aurez été leur immensité, comment vous oublieraient-elles?»
Et je leur disais pour conclure et les enivrer vers ce paradis: