«Et la laveuse de linge se taisait. Peut-être humiliée pour elle-même mais surtout pour plus grand qu'elle-même. Et la princesse s'inclinait toute raide et blanche sur son lavoir. Et ses compagnes impunément la poussaient du coude. Rien d'elle n'invitant la verve car elle était belle de visage, réservée de geste et silencieuse, je compris que ses compagnes raillaient non la femme mais sa déchéance. Car celui-là que tu as envié, s'il tombe sous tes griffes, tu le dévores. Je la fis donc comparaître:
«Je ne sais rien de toi sinon que tu as régné. A dater de ce jour tu auras droit de vie et de mort sur tes compagnes de lavoir. Je te réinstalle dans ton règne. Va.»
«Et quand elle eut repris sa place au-dessus de la tourbe vulgaire elle dédaigna justement de se souvenir des outrages. Et celles-là même du lavoir, n'ayant plus à nourrir leurs mouvements intérieurs de sa déchéance, les nourrirent de sa noblesse et la vénérèrent. Elles organisèrent de grandes fêtes pour célébrer son retour à la royauté et se prosternaient à son passage, ennoblies elles-mêmes de l'avoir autrefois touchée du doigt.»
«C'est pourquoi, me disait mon père, je ne soumettrai point les princes aux injures de la populace ni à la grossièreté des geôliers. Mais je leur ferai trancher la tête dans un grand cirque de clairons d'or.»
«Quiconque abaisse, disait mon père, c'est qu'il est bas.»
«Jamais un chef, disait mon père, ne sera jugé par ses subalternes.»
IX
Ainsi me parlait mon père:
«Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu'ils se haïssent, jette-leur du grain.»
Il me disait encore:
«Qu'ils m'apportent d'abord le fruit de leur travail. Qu'ils versent dans mes granges la rivière de leurs moissons. Qu'ils se bâtissent en moi leurs greniers. Je veux qu'ils servent ma gloire quand ils flagellent les blés et qu'éclaté autour l'écorce d'or. Car alors le travail qui n'était que fonction pour la nourriture devient cantique. Car voilà qu'ils sont moins à plaindre, ceux dont les reins plient sous les sacs lourds, quand ils les portent vers la meule. Ou les remportent, blancs de farine. Le poids du sac les augmente comme une prière. Et voilà qu'ils rient, joyeux, quand ils portent la gerbe comme un candélabre de graines avec ses pointes et son rutilement. Car une civilisation repose sur ce qui est exigé des hommes, non sur ce qui leur est fourni. Et certes ce blé, ensuite ils reviennent y puiser et s'en nourrissent. Mais là n'est point pour l'homme la face importante des choses. Ce qui les nourrit dans leur cœur ce n'est point ce qu'ils reçoivent du blé. C'est ce qu'ils lui donnent.
«Car, une fois encore, sont à mépriser ces peuplades qui récitent les poèmes d'autrui et mangent le blé d'autrui ou font venir des architectes qu'ils paient pour édifier leurs villes. Ceux-là, je les appelle des sédentaires. Et je ne découvre plus, autour d'eux, comme une auréole, le poudroiement d'or du blé que l'on bat.
«Car il est juste que je reçoive en même temps que je donne afin d'abord de pouvoir continuer de donner. Je
bénis cet échange entre le don et le retour, qui permet de poursuivre la marche et de donner plus loin encore. Et si le retour permet à la chair de se refaire, c'est le don seul qui alimente le cœur.
«J'ai vu des danseuses composer leur danse. Et la danse une fois créée et dansée, certes personne n'emportait le fruit du travail pour en faire des provisions. La danse passe comme un incendie. Et cependant je dis civilisé le peuple qui compose ses danses, malgré qu'il ne soit pour les danses ni récolte ni greniers. Alors que je dis brut le peuple qui aligne sur ses étagères des objets, fussent-ils les plus fins, nés du travail d'autrui, même s'il se montre capable de s'enivrer de leur perfection.
«L'homme, disait mon père, c'est d'abord celui qui crée. Et seuls sont frères les hommes qui collaborent. Et seuls vivent ceux qui n'ont point trouvé leur paix dans les provisions qu'ils avaient faites.»
On lui fit un jour une objection:
«Qu'appelles-tu créer? Car s'il s'agit d'une inven-tion qui se remarque, bien peu en sont capables. Et tu parles dès lors pour quelques-uns seulement, mais les autres?»
Mon père leur répondit:
«Créer, c'est manquer peut-être ce pas dans la danse. C'est donner de travers ce coup de ciseau dans la pierre. Peu importe le destin du geste. Cet effort t'apparaît stérile à toi, aveugle, qui te tiens le nez contre, mais recule-toi. Considère de plus loin le mouvement de ce quartier de ville. Il n'est plus là qu'une grande ferveur et qu'une poussière dorée du