«Je n'irai point chercher dans les sels de la terre l'explication de l'oranger. Car l'oranger n'a point de signification à l'étage des sels de la terre. Mais, d'assister à l'ascension de l'oranger, j'expliquerai par lui l'ascension des sels de la terre.
«Que d'abord j'éprouve l'amour. Que je contemple l'unité. J'irai ensuite méditant les matériaux et les assemblages. Mais je n'irai point enquêter sur les matériaux si rien ne les domine, vers quoi je tende. J'ai d'abord contemplé le triangle. Puis j'ai cherché, en le triangle, les obligations qui régissent les lignes. Tu as d'abord aimé, toi aussi, une image de l'homme, de telle ferveur intérieure. Et tu en as déduit ton cérémonial afin qu'elle y fût contenue, comme la capture dans le piège, et ainsi perpétuée dans l'empire. Mais quel sculpteur s'intéressera pour eux-mêmes au nez, à l'œil et à la barbe? Et quel rite du cérémonial imposeras-tu pour lui-même? Et qu'irai-je déduire sur les lignes si elles ne sont point d'un triangle?
«Je me soumets d'abord à la contemplation, je raconterai ensuite, si je puis. Je n'ai donc jamais refusé l'amour: le refus de l'amour n'est que prétention. Certes j'ai honoré telle ou telle qui ne savait rien sur les triangles. Mais elle en savait plus long que moi sur l'art du sourire. As-tu vu sourire?
— Certes, géomètre…
— Celle-là, des fibres de son visage et de ses cils et de ses lèvres qui sont matériaux sans signification encore, te bâtissait sans effort un chef-d'œuvre inimitable et, d'être témoin d'un tel sourire, tu habitais la paix des choses et l'éternité de l'amour. Puis elle te défaisait son chef-d'œuvre dans le temps qu'il te faut pour ébaucher un geste et t'enfermer dans une autre patrie où le désir te venait d'inventer l'incendie dont tu l'eusses sauvée, toi le rédempteur, tant elle se montrait pathétique. Et, de ce que sa création ne laissait point ces traces dont on peut enrichir les musées, pourquoi l'eussé-je méprisée? Je sais formuler quelque chose sur les cathédrales bâties, mais elle me bâtissait les cathédrales…
— Mais que t'enseignait-elle sur les relations entre les lignes?
— Peu importent les objets reliés. Je dois d'abord apprendre à lire les liaisons. Je suis vieux. J'ai donc vu mourir qui j'aimais, ou guérir. Vient le soir où la bien-aimée, la tête penchée vers l'épaule, décline l'offre du bol de lait à la façon du nouveau-né déjà tranché d'avec le monde et qui refuse le sein, car le lait lui est devenu amer. Elle a comme un sourire d'excuse car elle te peine de ne plus se nourrir de toi. Elle n'a plus besoin de toi. Et tu vas contre la fenêtre cacher tes larmes. Et là sont les campagnes. Alors tu sens, comme un cordon ombilical, ton lien avec les choses. Les champs d'orge, les champs de blé, l'oranger fleuri qui prépare la nourriture de ta chair, et le soleil qui te fait tourner depuis l'origine des siècles le moulin des fontaines. Et te vient le bruit du charroi de l'aqueduc en construction qui désaltérera la ville, en place de l'autre, que le temps a usé, ou, plus simplement, de la carriole, ou du pas de l'âne qui porte le sac. Et tu sens circuler la sève universelle qui fait durer les choses. Et tu reviens à pas lents vers le lit. Tu éponges le visage qui luit de sueur. Elle est là encore, auprès de toi, mais toute distraite de mourir. Les campagnes ne chantent plus pour elle leur chant d'aqueduc en construction, ou de carriole, ou d'âne qui trottine. L'odeur des orangers n'est plus pour elle, ni ton amour.
«Alors tu te souviens de tels camarades qui s'aimaient.
«L'un venait chercher l'autre, au cœur de la nuit, par simple besoin de ses plaisanteries, de ses conseils, ou plus simplement encore de sa présence. Et l'un manquait à l'autre s'il voyageait. Mais un malentendu absurde les a brouillés. Et ils feignent de ne point se voir, s'ils se rencontrent. Le miracle est ici qu'ils ne regrettent rien. Le regret de l'amour, c'est l'amour. Ce qu'ils recevaient l'un de l'autre, cependant ils ne le recevront de nul au monde. Car chacun plaisante, conseille, ou simplement respire à sa propre façon et non d'une autre. Donc les voilà amputés, diminués, mais incapables d'en rien connaître. Et même tout fiers et comme enrichis du temps disponible. Et ils te vont flânant devant les étalages, chacun pour soi. Ils ne perdent plus leur temps avec l'ami! Ils refuseront tout effort qui les rattacherait au grenier où ils puisaient leur nourriture. Car est morte la part d'eux-mêmes qui en vivait, et comment cette part réclamerait-elle, puisqu'elle n'est plus?
«Mais toi, tu passes en jardinier. Et tu vois ce qui manque à l'arbre. Non du point de vue de l'arbre, car du point de vue de l'arbre rien ne lui manque: il est parfait. Mais de ton point de vue de dieu pour arbre qui greffe les branches là où il faut. Et tu rattaches le fil rompu et le cordon ombilical. Tu réconcilies. Et les voilà qui repartent dans leur ferveur.