«Il me faut absorber dans une hiérarchie et non, dans le même instant, dans une autre. Je ne dois point confondre la béatitude et la mort. Je marche vers la béatitude mais ne dois point refuser les contradictions. Je dois les recevoir. Ceci est bien, ceci est mal, j'ai horreur du mélange qui n'est que sirop pour les faibles et qui les émascule, mais je dois me grandir de ce que j'accepte mon ennemi.»
XXIX
Je méditai devant ce masque de la danseuse. Et son air buté, obstiné et las. Et je me dis: «Voilà qu'au temps de la grandeur de l'empire c'était un masque. Ce n'est plus aujourd'hui que le couvercle d'une boîte vide. Il n'est plus de pathétique dans l'homme. Il n'est plus d'injustice. Nul ne souffre plus pour sa cause. Et qu'est-ce qu'une cause qui ne fait point souffrir?
«Il a désiré obtenir. Il a obtenu. Est-ce maintenant pour lui le bonheur? Mais le bonheur c'était la démarche d'obtenir. Regardez la plante qui forme la fleur. Heureuse d'avoir formé sa fleur? Non, mais achevée. Et n'ayant plus rien d'autre à souhaiter sinon la mort. Car je connais le désir. La soif du travail. Le goût de réussir. Puis le repos. Mais nul ne vit de ce repos, lequel n'est point un aliment. Il ne faut point confondre l'aliment et le but. Celui-là a couru plus vite.
Et il a gagné. Mais il ne saurait vivre de sa course gagnée. Ni l'autre qui aimait la mer, de son unique tempête vaincue. La tempête qu'il vainc c'est un mouvement de brasse dans sa nage. Et il appelle un autre mouvement. Et le plaisir de former la fleur, de vaincre la tempête, de bâtir le temple, se distingue du plaisir de posséder une fleur faite, une tempête vaincue, un temple debout. Illusoire l'espoir d'en jouir en servant ce que l'on a d'abord condamné, en espérant, guerrier, tirer ses joies des joies du sédentaire. Et cependant, en apparence, le guerrier combat pour atteindre ce qui alimente le sédentaire, mais il n'a point le droit d'être déçu s'il se transforme ensuite en sédentaire, car fausse est la détresse de celui qui vous dit que la satisfaction fuit éternellement devant le désir. Car alors on se trompe sur l'objet du désir. Ce que tu poursuis éternellement, dis-tu, éternellement s'éloigne… C'est comme si l'arbre se plaignait: «J'ai formé ma fleur, dirait-il, et voici qu'elle devient graine et que la graine devient arbre et encore une fois l'arbre fleur…» Ainsi as-tu vaincu ta tempête et ta tempête est devenue repos, mais ton repos n'est que préparation de la tempête. Je te le dis: il n'est point d'amnistie divine qui t'épargne de devenir. Tu voudrais être: tu ne seras qu'en Dieu. Il te rentrera dans sa grange quand tu seras lentement devenu et pétri de tes actes, car l'homme, vois-tu, est long à naître.
«Ainsi se sont-ils vidés d'avoir cru posséder et obtenir et de s'être arrêtés sur la route, pour jouir, comme ils disent, de leurs provisions. Car il n'est point de provisions. Et je le sais, moi qui me suis fait prendre si longtemps au piège des créatures, sachant que celle-là que l'on formait dans quelque contrée étrangère et huilait de la perfection des aromates, il me serait possible de m'en saisir. Et j'appelais amour ce vertige. Et il me semblait que je mourrais de soif si je ne savais l'obtenir.
«Alors les fiançailles donnaient lieu à des fêtes retentissantes, colorées pour le peuple entier par la religion de l'amour. Et l'on versait des corbeilles de fleurs et l'on répandait des parfums et l'on brûlait des diamants qui avaient coûté la sueur, la souffrance, le sang des hommes, nés de la foule comme la goutte de parfum tirée des tombereaux de fleurs, et chacun cherchait sans trop comprendre à s'épuiser dans l'amour. Mais la voilà sur ma terrasse, captive tendre et prise dans le vent avec ses voiles. Et moi homme, et moi guerrier vainqueur tenant enfin la récompense de ma guerre. Et brusquement, en face d'elle, ne sachant plus que devenir…
«Ma colombe, lui disais-je, ma tourterelle, ma gazelle aux longues jambes…» car dans les mots que j'inventais je cherchais à la saisir, l'insaisissable! Fondue comme neige. Car n'était rien le don que j'attendais. Et je criais: «Où êtes-vous?» Car je ne la rencontrais point. «Où donc est la frontière?» Et je devenais donjon et rempart. Et les feux de joie dans ma ville brûlaient pour célébrer l'amour. Et moi seul, dans mon terrible désert, je la regardais, dévêtue, dormir. «Je me suis trompé de proie, je me suis trompé dans ma course. Elle fuyait si vite et je l'ai arrêtée pour m'en saisir… Et, une fois prise, elle n'était plus…» Mais je comprenais aussi mon erreur. C'est la course que je courais, et j'avais été fou comme celui-là qui a rempli sa cruche et l'a enfermée dans son armoire parce qu'il aimait le chant des fontaines…