«Mais si je ne te touche point, je te construis comme un temple. Et je te bâtis dans la lumière. Et ton silence renferme les campagnes. Et je sais t'aimer au-delà de moi et de toi. Et j'invente des cantiques pour célébrer ton empire. Et se ferment tes yeux, paupières du monde. Et je te tiens lasse dans mes bras, comme une ville. Tu n'es qu'une marche de mon ascension vers Dieu. Tu es faite pour être brûlée, consommée, mais non pour retenir… Et voilà que bientôt le palais pleure et que la ville entière se revêt de cendre car j'ai pris mille hommes d'armes et passé le porche de la ville dans la direction du désert, n'étant point satisfait.
«La douleur d'un seul, je te l'ai dit, vaut la douleur du monde. Et l'amour d'une seule, si sotte qu'elle soit, balance la Voie Lactée et ses étoiles. Et je te serre dans mes bras comme la courbe de mon navire. Ainsi ce départ en haute mer: épaule redoutable de l'amour…»
Ainsi ai-je connu les limites de mon empire. Mais ces limites l'exprimaient déjà car je n'aime que ce qui résiste. L'arbre ou l'homme d'abord, c'est celui qui d'abord résiste. Et c'est pourquoi je comparais à des couvercles pour coffrets vides ces bas-reliefs de danseuses obstinées qui furent masques quand ils couvraient l'obstination et le remue-ménage intérieur et la poésie, fille des litiges. J'aime qui se montre par sa résistance, celui qui se ferme et se tait, celui qui se conserve dur, et, les lèvres scellées dans les supplices, celui qui a résisté aux supplices et à l'amour. Celui qui préfère et qui est injuste de ne point aimer. Toi, comme une tour redoutable, et qui jamais ne sera prise…
Car je hais la facilité. Et il n'est point d'homme s'il ne s'oppose. Sinon la fourmilière où Dieu ne s'inscrit plus. Homme sans levain. Et voilà bien le miracle qui m'apparut dans ma prison. Plus fort que toi, que moi, que nous tous, que mes geôliers et mes ponts-levis et mes remparts. Voilà bien l'énigme qui me tourmentait, la même que de l'amour, quand, nue, je la tenais soumise. Grandeur de l'homme et cependant sa petitesse car je le sais grand dans la foi et non dans l'orgueil de sa révolte.
XXX
Ainsi m'est-il apparu que l'homme n'était point digne d'intérêt si, non seulement il n'était point capable de sacrifice, de résistance aux tentations et d'acceptation de la mort — car alors il n'a plus de forme — mais de même si, fondu dans la masse, gouverné par la masse, il subissait ses lois. Car il en est ainsi du sanglier ou de l'éléphant solitaire et de l'homme sur sa montagne, et la masse doit permettre son silence à chacun et ne point l'en tirer par haine de ce qui est semblable au cèdre, quand il domine la montagne.
Celui-là qui me vient avec son langage pour saisir et exprimer l'homme dans la logique de son exposé me paraît semblable à l'enfant qui s'installe au pied de l'Atlas avec son seau et sa pelle et forme le projet de saisir la montagne et de la transporter ailleurs. L'homme c'est ce qui est, non point ce qui s'exprime. Certes, le but de toute conscience est d'exprimer ce qui est, mais l'expression est œuvre difficile, lente et tortueuse, — et l'erreur est de croire que n'est pas ce qui ne peut d'abord s'énoncer. Car énoncer et concevoir ont même sens. Mais est faible la part de l'homme que j'ai jusqu'à aujourd'hui appris à concevoir. Or, ce que j'ai conçu un jour n'en existait pas moins la veille, et je me leurre si j'imagine que ce que je ne puis exprimer de l'homme n'est point digne d'être considéré. Car non plus, je n'exprime point la montagne mais je la signifie. Mais je confonds signifier et saisir. Je signifie à qui connaît déjà, mais si celui-là ignorait, comment saurais-je lui transmettre cette montagne avec ses crevasses aux pierres roulantes et ses pans de lavande et son faîte crénelé dans les étoiles? Et je sais quand celle-là n'est point forteresse démantelée ou barque sans direction dont on détache la corde à son gré de l'anneau de fer pour la conduire là où il plaît — mais existence merveilleuse avec les lois de sa gravitation interne et ses silences plus majestueux que le silence de la machinerie des étoiles.
Ainsi donc me vint ce litige dominant d'admirer pour moi l'homme soumis et l'homme irréductible qui montre ce qu'il est. Sachant comprendre le problème, mais non le formuler. Car ceux-là que la discipline la plus dure régit et qui, sur un signe de moi, acceptent la mort, ceux-là mêmes qu'aimante ma foi, mais si bien durcis dans leur discipline que je puis, face à eux, les injurier et les soumettre comme des enfants, et qui, par contre, lâchés à l'aventure et heurtés contre d'autres, montrent la trempe de l'acier et la colère sublime et le courage dans la mort.
J'ai compris qu'il n'était que deux aspects du même