Mais voici que je restais seul, responsable seul de tout mon passé et sans témoin qui m'eût vu vivre. Tous ces actes que j'avais dédaigné d'exposer à mon peuple mais que lui, mon voisin de l'Est, avait compris, tous ces soulèvements intérieurs dont je n'avais point fait un spectacle, mais qu'il avait devinés dans son silence. Toutes ces responsabilités qui m'avaient écrasé et que tous ignoraient car il était bon qu'ils crussent d'abord à mon arbitraire, mais que lui, mon voisin de l'Est, avait pesées, jamais compatissant, bien au-dessus, bien au-delà, estimant autrement que moi-même, voici qu'il s'était endormi dans la pourpre du sable, ayant ramené le sable sur lui comme un linceul digne de lui, voici qu'il s'était tu, voici qu'il avait commencé ce sourire mélancolique et plein de Dieu qui accepte d'avoir noué la gerbe, les yeux clos sur leurs provisions. Ah! que d'égoïsme dans mon désarroi! Moi si faible, accordant de l'importance à la trajectoire de ma destinée, quand elle n'en a point, mesurant l'empire à moi-même au lieu de me fondre dans l'empire, et découvrant que ma vie personnelle avait abouti à cette crête, comme un voyage.
Je connus dans ma vie, cette nuit-là, la ligne de partage des eaux, redescendant sur un versant après avoir lentement gravi l'autre, et ne reconnaissant plus personne, pour la première fois vieillard, et sans visages familiers, et indifférent à tous car je me devenais à moi-même indifférent, ayant laissé sur l'autre versant tous mes capitaines, toutes mes femmes, tous mes ennemis et peut-être mon seul ami — désormais solitaire dans un monde habité par des peuplades que je ne connaissais plus.
Mais c'est là que je sus me reprendre. «J'ai brisé, pensais-je, ma dernière écorce et peut-être vais-je devenir pur. Je n'étais point si grand, puisque je me considérais. Et cette épreuve m'a été envoyée car je mollissais. Car je me gonflais des bas mouvements de mon cœur. Mais je saurai le ranger dans sa majesté, mon ami mort, et je ne le pleurerai point. Simplement il aura été. Et le sable m'apparaîtra plus riche puisque souvent, au large de ce désert, je l'aurai vu sourire. Et le sourire pour moi de tous les hommes en sera augmenté de ce sourire particulier. Ce sourire particulier enrichira tous les sourires. Car je verrai dans l'homme l'ébauche que nul tailleur de pierre n'a su dégager de sa gangue, mais à travers cette gangue je connaîtrai mieux le visage de l'homme puisque j'en aurai considéré un, droit dans les yeux.
«Je redescends donc de ma montagne: n'ayez point peur, mon peuple, j'ai renoué le fil. Il était mauvais que j'eusse besoin d'un homme. La main qui m'a guéri et qui m'a recousu s'est effacée, non la couture. Je redescends de ma montagne et je croise des brebis et des agneaux. Je les caresse. Je suis seul au monde devant Dieu, mais, caressant ces agneaux qui ouvrent les sources du cœur, non tel agneau, mais à travers lui la faiblesse des hommes, je vous retrouve.»
Quand à l'autre je l'ai établi et jamais il n'a mieux régné. Je l'ai établi dans la mort. Et tous les ans on dresse une tente dans le désert cependant que mon peuple prie. Mes armées pèsent sur leurs armes, les fusils sont chargés, les cavaliers circulent pour la police du désert, et l'on tranche la tête de celui qui se hasarde dans la contrée. Et j'avance seul. Et je soulève la toile de la tente et j'entre et je m'assieds. Et le silence se fait sur terre.
XXXIII
Et maintenant que me tourmente cette douleur sourde dans mes reins que mes médecins ne savent point guérir, maintenant que je suis comme un arbre de la forêt sous la hache du bûcheron et que Dieu va m'abattre à mon tour comme une tour usée, maintenant que mes réveils ne sont plus réveils de vingt ans et détente des muscles et vol aérien de l'esprit, j'y ai trouvé ma consolation qui est de ne point souffrir de ces annonces qui se répandent par mon corps et de ne point être entamé par des souffrances qui sont mesquines et personnelles et enfermées en moi et auxquelles les historiens de l'empire n'accorderont pas trois lignes dans leurs chroniques, car peu importe que ma dent branle et qu'on l'arrache, et il serait bien misérable de ma part d'attendre la moindre pitié. La colère au contraire me monte si j'y songe. Car elles sont du vase, ces craquelures de l'écorce, non du contenu. Et l'on me raconte que mon voisin de l'Est, quand il fut frappé de paralysie et qu'un côté de lui se fit froid et mort et qu'il transportait avec lui ce frère siamois qui ne riait plus, il ne perdit rien de sa dignité, mais bien mieux, il réussit cet apprentissage. Et à ceux qui le félicitaient de sa force d'âme il répondait avec mépris que l'on se trompait sur sa personne et que, ce genre d'hommages, on voulût bien le conserver pour les boutiquiers de la ville. Car celui qui règne, s'il ne règne point d'abord sur son propre corps, n'est qu'usurpateur ridicule. Il n'est point pour moi de déchéance, mais sans doute joie merveilleuse, d'un peu mieux, aujourd'hui, m'affranchir!