LVIII
L'ami d'abord c'est celui qui ne juge point. Je te l'ai dit, c'est celui qui ouvre sa porte au chemineau, à sa béquille, à son bâton déposé dans un coin et ne lui demande point de danser pour juger sa danse. Et si le chemineau raconte le printemps sur la route du dehors, l'ami est celui qui reçoit en lui le printemps. Et s'il raconte l'horreur de la famine dans le village d'où il vient, souffre avec lui la famine. Car je te l'ai dit, l'ami dans l'homme c'est la part qui est pour toi et qui ouvre pour toi une porte qu'il n'ouvre peut-être jamais ailleurs. Et ton ami est vrai et tout ce qu'il dit est véritable, et il t'aime même s'il te hait dans l'autre maison. Et l'ami dans le temple, celui que, grâce à Dieu, je coudoie et rencontre, c'est celui qui tourne vers moi le même visage que le mien, éclairé par le même Dieu, car alors l'unité est faite, même si ailleurs il est boutiquier quand je suis capitaine, ou jardinier quand je suis marin sur la mer. Au-dessus de nos divisions je l'ai trouvé et suis son ami. Et je puis me taire auprès de lui, c'est-à-dire n'en rien craindre pour mes jardins intérieurs et mes montagnes et mes ravins et mes déserts, car il n'y promènera point ses chaussures. Toi, mon ami, ce que tu reçois de moi avec amour c'est comme l'ambassadeur de mon empire intérieur. Et tu le traites bien et tu le fais s'asseoir et tu l'écoutés. Et nous voilà heureux. Mais où m'as-tu vu, quand je recevais des ambassadeurs, les tenir à l'écart ou les refuser parce qu'au fond de leur empire, à mille jours de marche du mien, on s'alimente de mets qui ne me plaisent point ou parce que leurs mœurs ne sont point miennes. L'amitié c'est d'abord la trêve et la grande circulation de l'esprit au-dessus des détails vulgaires. Et je ne sais rien reprocher à celui qui trône à ma table.
Car sache que l'hospitalité et la courtoisie et l'amitié sont rencontres de l'homme dans l'homme. Qu'irais-je faire dans le temple d'un dieu qui discuterait sur la taille ou l'embonpoint de ses fidèles, ou dans la maison d'un ami qui n'accepterait point mes béquilles et prétendrait me faire danser pour me juger.
Tu rencontreras bien assez de juges de par le monde. S'il s'agit de te pétrir autre et de te durcir, laisse ce travail à tes ennemis. Ils s'en chargeront bien, comme la tempête qui sculpte le cèdre. Ton ami est fait pour t'accueillir. Sache de Dieu, quand tu viens dans son temple, qu'il ne te juge plus, mais te reçoit.
LIX
Si tu veux fonder des amitiés, là où il n'est plus que partage des provisions et divisions du cœur qui en découlent — car si tu veux qu'ils se haïssent, jette-leur des grains — retrouve le respect de l'homme, et sache que la tribu n'est respirable que là où nul ne critique l'autre. Quand tu penses mal de ton ami et que tu l'exprimes, c'est que tu ne l'as point rencontré à l'étage où sont les hommes, celui de l'assemblée quand elle est une, dans le temple. Et il ne s'agit là ni d'indulgence ni de faiblesse ni de mollesse dans la vertu. Ta rigueur se situe ailleurs et ailleurs tu es juge. Et tu trancheras les têtes s'il en est besoin sans défaillir. Car encore une fois, tu condamnes à mort mais tu guéris d'abord le condamné s'il est malade. Ne crains point ces contradictions dont ton langage insuffisant use pour parler sur les hommes. Car il n'est rien qui soit contradictoire sinon le langage qui exprime. Et il est une part du condamné que tu livres au bourreau, mais il est une part que tu peux recevoir à ta table et que tu n'as point le droit de juger. Car il t'est ordonné de juger l'homme mais il t'est ordonné aussi de le respecter. Et il ne s'agit point de juger l'un et de respecter l'autre, mais le même. Ceci est un mystère de mon empire, lequel n'est dû qu'à la maladresse du langage.
Et moi, ne me gênent point ces divisions pour logiciens. Car celui-là que je combats dans mon désert et enveloppe dans ma haine, j'y ai toujours trouvé le meilleur exercice de l'âme. Nous marchons, redoutables, l'un contre l'autre, avec amour.
LX
Me vinrent des réflexions sur la vanité. Car toujours elle m'apparut non comme un vice mais comme une maladie. Et celle-là que j'ai vue s'émouvoir de l'opinion de la foule, et se corrompre dans sa démarche et dans sa voix à cause qu'elle devenait spectacle, et tirait des satisfactions extraordinaires de paroles prononcées à son propos, celle-là dont la joue se chargeait de feu parce qu'on la regardait, j'y voyais autre chose que stupidité: mais maladie. Car comment tirer satisfaction d'autrui si ce n'est par amour et don à autrui? Et cependant la satisfaction qu'elle tire de sa vanité lui apparaît plus chaleureuse que celle qu'elle tire des biens, puisqu'elle paierait pour ce plaisir au détriment de ses autres plaisirs.