Et je compris, sachant les hommes, le fond d'une pensée qu'elle n'eût su dire: «Il est juste, non peut-être que je meure, mais que soit sauvé, plutôt que moi, ce qu'en moi je porte…»
«Il est donc en toi, lui demandai-je, plus important que ta chair jeune et que tes yeux pleins de lumière? Tu crois protéger en toi quelque chose et cependant il ne sera plus rien en toi lorsque tu seras morte…»
Elle se troubla en surface à cause de mots qui lui manquaient pour me répondre:
«Peut-être, Seigneur, avez-vous raison…»
Mais je sentais qu'elle me donnait raison dans le seul empire des paroles, ne sachant point s'y défendre.
«Donc, tu t'inclines.
— Excusez-moi, oui, je m'incline mais ne saurais parler, Seigneur…»
Je méprise quiconque est forcé par des arguments, car les mots te doivent exprimer et non conduire. Ils désignent sans rien contenir. Mais cette âme n'était point de celles qu'un vent de paroles déverrouille:
«Je ne saurais parler, Seigneur, mais je m'incline…»
Je respecte celui qui, à travers les mots et même s'ils se contredisent, demeure permanent comme l'étrave d'un navire, laquelle malgré la démence de la mer revient inexorable à son étoile. Car ainsi, je sais où l'on va. Mais ceux qui s'enferment dans leur logique suivent leurs propres mots, et tournent en rond comme des chenilles.
Je la fixai donc longuement:
«Qui t'a forgée? D'où viens-tu?» lui demandai-je.
Elle sourit sans répondre.
«Veux-tu danser?»
Et elle dansa.
Or sa danse fut admirable, ce qui ne pouvait me surprendre puisqu'il était quelqu'un en elle.
As-tu considéré le fleuve observé du haut des montagnes? Il a rencontré ici le roc et, ne l'ayant point entamé, en a épousé le contour. Il a viré plus loin pour user d'une pente favorable. Dans cette plaine il s'est ralenti en méandres à cause du repos de forces qui ne le tiraient plus vers la mer. Ailleurs, il s'est endormi dans un lac. Puis il a poussé cette branche en avant, rectiligne, pour la poser sur la plaine comme un glaive.
Ainsi me plaît que la danseuse rencontre des lignes de force. Que son geste ici se freine et là se délie. Que son sourire qui tout à l'heure était facile, maintenant peine pour durer comme une flamme par grand vent, que maintenant elle glisse avec facilité comme sur une invisible pente, mais que plus tard elle ralentisse, car les pas lui sont difficiles comme s'il s'agissait de gravir. Me plaît qu'elle bute contre quelque chose. Ou triomphe. Ou meure. Me plaît qu'elle soit d'un paysage qui a été bâti contre elle, et qu'il soit en elle des pensées permises et d'autres qui lui sont condamnées. Des regards possibles, d'autres impossibles. Des résistances, des adhésions et des refus. Je n'aime point qu'elle soit semblable dans toutes les directions comme une gelée. Mais structure dirigée comme l'arbre vivant, lequel n'est point libre de croître mais va se diversifiant selon le génie de sa graine.
Car la danse est une destinée et démarche à travers la vie. Mais je te désire fonder et animer vers quelque chose, pour m'émouvoir de ta démarche. Car si tu veux franchir le torrent et que le torrent s'oppose à ta marche, alors tu danses. Car si tu veux courir l'amour et que le rival s'oppose à ta marche, alors tu danses. Et il est danse des épées si tu veux faire mourir. Et il est danse du voilier sous sa cornette s'il lui faut user, pour gagner le port vers lequel il penche, et choisir dans le vent d'invisibles détours.
Il te faut l'ennemi pour danser, mais quel ennemi t'honorerait de la danse de son épée s'il n'est personne en toi?
Cependant la danseuse s'étant pris le visage dans les mains se fit pathétique pour mon cœur. Et j'y vis un masque. Car il est des visages faussement tourmentés dans la parade des sédentaires, mais ce sont couvercles de boîtes vides. Car il n'est rien en toi si tu n'as rien reçu. Mais celle-là, je la reconnaissais comme dépositaire d'un héritage. Il était en elle ce noyau dur qui résiste au bourreau lui-même, car le poids d'une meule n'en ferait point sourdre l'huile du secret. Cette caution pour laquelle on meurt et qui fait que l'on sait danser. Car il n'est d'homme que celui-là que le cantique a embelli ou le poème ou la prière et qui est construit à l'intérieur. Son regard se pose sur toi avec clarté car il est d'un homme habité. Et si tu prends l'empreinte de son visage elle devient masque dur de l'empire d'un homme. Et tu connais de celui-là qu'il est gouverné et qu'il dansera contre l'ennemi. Mais que sauras-tu de la danseuse si elle n'est qu'une contrée vide? Car il n'est point de danse du sédentaire. Mais là où la terre est avare, où la charrue accroche aux pierres, où l'été trop dur sèche les moissons, où l'homme résiste aux barbares, où le barbare écrase le faible, alors naît la danse à cause du sens de chacun des pas. Car la danse est lutte contre l'ange. La danse est guerre, séduction, assassinat et repentir. Et quelle danse tirerais-tu de ton bétail trop bien nourri?
LXXI