«Si je désire fonder en toi le montagnard qui marche la nuit vers la crête d'étoiles, je fonde l'image qui te rend évident que t'abreuvera seul ce lait d'étoiles sur la crête. Et je n'aurai été pour toi que hasard qui t'a fait découvrir en toi ce besoin, car ce besoin est bien de toi, comme l'émotion due au poème. Et que tu soupçonnes ou non mon action, à quel titre cela t'empêchera-t-il de marcher? Comment, ayant poussé la porte et vu dans l'ombre luire le diamant, désirerais-tu moins t'en saisir à cause qu'il est fruit d'une porte poussée qui eût pu te conduire ailleurs?
«Si je te couche dans un lit avec un breuvage de sommeil, ce breuvage est vrai et le sommeil. Créer, c'est situer l'autre là où il voit le monde comme l'on désire, et non lui proposer un monde nouveau.
«Si je t'invente un monde et te laisse en place pour te le montrer, tu ne le vois point. Et tu as raison. Car de ton point de vue il est faux et tu défends avec raison ta vérité. Ainsi suis-je sans efficacité quand je me montre pittoresque ou brillant ou paradoxal, car seul est pittoresque ou brillant ou paradoxal ce qui, regardé d'un point de vue, était cependant fait pour être vu d'un autre. Tu m'admires, mais je ne crée point, je suis jongleur et bateleur et faux poète.
«Mais si dans ma démarche qui n'est ni vraie ni fausse — il n'est point de pas que tu puisses nier puisqu'ils sont — je t'entraîne là d'où la vérité est nouvelle, alors tu ne me remarques point comme créateur et je ne suis pour toi ni pittoresque ni brillant ni paradoxal, les pas étaient simples et se succédaient simplement et je ne suis point cause critiquable de ce que, vue d'ici, l'étendue augmente ton cœur, ou de ce que la femme soit plus belle, puisqu'il est vrai que vue d'ici cette femme est plus émouvante, comme l'étendue est plus vaste. Mon acte domine et ne s'inscrit point dans les traces, dans les reflets ni dans les signes, et, de ne les y point retrouver tu ne peux lutter contre moi. Alors seulement je suis créateur et vrai poète. Car le créateur ou le poète n'est point celui qui invente ou démontre, mais celui qui fait devenir.
«Et toujours il s'agit, si l'on crée, d'absorber des contradictions. Car rien n'est ni clair ni obscur, ni incohérent ni cohérent, ni complexe ni simple en dehors de l'homme. Tout est, tout simplement. Et quand tu veux t'y débrouiller avec ton maladroit langage et penser ton acte à venir, alors tu ne peux rien saisir qui ne te soit contradictoire. Mais je viens avec mon pouvoir qui n'est pas de te rien démontrer selon ton langage, car elles sont sans issue les contradictions qui te déchirent. Ni te montrer la fausseté de ton langage, car il n'est point faux mais incommode. Mais simplement de t'amener dans une promenade où les pas se suivent l'un l'autre, t'asseoir sur la montagne d'où sont résolus tes litiges et te laisser toi-même en faire ta vérité.»
LXXIII
Me vint donc le goût de la mort:
«Donnez-moi la paix des étables, disais-je à Dieu, des choses rangées, des moissons faites. Laissez-moi être, ayant achevé de devenir. Je suis fatigué des deuils de mon cœur. Je suis trop vieux pour recommencer toutes mes branches. J'ai perdu, l'un après l'autre, mes amis et mes ennemis et s'est faite une lumière sur ma route de loisir triste. Je me suis éloigné, je suis revenu, j'ai regardé: j'ai retrouvé les hommes autour du veau d'or non intéressés mais stupides. Et les enfants qui naissent aujourd'hui me sont plus étrangers que de jeunes barbares sans religion. Je suis lourd de trésors inutiles comme d'une musique qui jamais plus ne sera comprise.
«J'ai commencé mon œuvre avec ma hache de bûcheron dans la forêt et j'étais ivre du cantique des arbres. Ainsi faut-il s'enfermer dans une tour pour être juste. Mais maintenant que de trop près j'ai vu les hommes, je suis las.
«Apparais-moi, Seigneur, car tout est dur lorsque l'on perd le goût de Dieu.»
Me vint un songe après le grand enthousiasme.
Car j'étais entré vainqueur dans la ville, et la foule se répandit dans une saison d'oriflammes, criant et chantant à mon passage. Et les fleurs nous faisaient un lit pour notre gloire. Mais Dieu ne m'envahit que d'un seul sentiment amer. J'étais le prisonnier, me semblait-il, d'un peuple débile.