LXXIV
Car je les ai vus pétrir leur glaise. Leur femme vient, les touche à l'épaule, c'est l'heure du repas. Mais ils la renvoient aux écuelles, attachés qu'ils sont à leur œuvre. Puis vient la nuit et, dans la pâleur des lampes à huile, tu les retrouves qui cherchent dans la pâte une forme qu'ils ne sauraient dire. Et peu s'éloignent s'ils sont fervents car elle tient à eux comme un fruit à l'arbre. Ils sont tronc de sève pour la nourrir. Ils ne lâcheront point leur œuvre qu'elle ne se détache d'elle-même comme un fruit qui est devenu. Où as-tu vu, à l'instant qu'ils s'épuisent, que compte pour eux l'argent gagné ou les honneurs ou le destin final de leur objet? Ils ne travaillent jamais dans l'instant du travail, ni pour les marchands ni pour eux-mêmes, mais pour l'urne de terre et la courbure de son anse. C'est pour une figure qu'ils veillent, laquelle lentement satisfait leur cœur, de même que vient à la femme l'amour maternel dans la mesure où l'enfant pétri lui remue au ventre.
Mais si je vous rassemble pour tous ensemble vous soumettre à la grande urne que je bâtis au cœur des cités pour qu'elles soient, au grenier de silence du temple, alors il est bon que dans son ascension il tire de vous quelque chose et que vous le puissiez aimer. Il est bon que je vous contraigne de bâtir, d'un voilier qui ira sur la mer, la coque, les ponts et la mâture, puis que dans un beau jour, comme un jour de mariage, je vous le fasse habiller de voiles et offrir à la mer.
Alors le bruit de vos marteaux sera cantique, votre sueur et vos ahans! seront ferveur. Et votre lancée du navire sera geste miraculeux car vous aurez fleuri les eaux.
LXXV
C'est pourquoi l'unité de l'amour je la développe en colonnes diverses et en coupoles et en sculptures pathétiques. Car l'unité, si je l'exprime, à l'infini je la diversifie. Et tu n'as point le droit de te scandaliser.
Seul compte l'absolu qui provient de la foi, de la ferveur ou du désir. Car une est la marche en avant du navire, mais il se trouve qu'il collabore, celui-là qui affûte un ciseau, lave à eau de mousse les planches du pont, grimpe dans le mât ou huile l'éclisse.
Or, ce désordre vous tourmente car il vous semble que si les hommes se soumettaient aux mêmes gestes et tiraient dans le même sens ils y gagneraient en puissance. Mais je réponds: la clef de voûte, s'il est question de l'homme, ne réside point dans les traces visibles. Il faut s'élever pour la découvrir. Et de même qu'à mon sculpteur tu ne reproches point d'avoir, pour atteindre et saisir l'essence, simplifié jusqu'à l'extrême, mais usé de signes divers tels que des lèvres, des yeux, des rides et de la chevelure, car il lui fallait structure d'un filet pour saisir sa proie — filet grâce à quoi, si tu ne demeures pas myope et le nez contre, rentrera en toi telle mélancolie qui est une et te fera autrement devenir — de même ne me reproche point de ne point m'inquiéter de tel désordre dans mon empire. Car cette communauté des hommes, ce nœud du tronc qui pousse des branches diverses, cette unité que je désire d'abord atteindre et qui est sens de mon empire, il faut, quand tu te perds dans l'observation des équipes qui tirent autrement leurs cordages, t'éloi-gner un peu pour la découvrir. Et tu ne verras plus que navire en marche sur la mer.
Et par contre, si je communique à mes hommes l'amour de la marche sur la mer, et que chacun d'eux soit ainsi en pente à cause d'un poids dans le cœur, alors tu les verras bientôt se diversifier selon leurs mille qualités particulières. Celui-là tissera des toiles, l'autre dans la forêt par l'éclair de sa hache couchera l'arbre. L'autre, encore, forgera des clous, et il en sera quelque part qui observeront les étoiles afin d'apprendre à gouverner. Et tous cependant ne seront qu'un. Créer le navire ce n'est point tisser les toiles, forger les clous, lire les astres, mais bien donner le goût de la mer qui est un, et à la lumière duquel il n'est plus rien qui soit contradictoire mais communauté dans l'amour.
C'est pourquoi toujours je collabore, ouvrant les bras à mes ennemis pour qu'ils m'augmentent, sachant qu'il est une altitude d'où le combat me ressemblerait à l'amour.
Créer le navire, ce n'est point le prévoir en détail. Car si je bâtis les plans du navire, à moi tout seul, dans sa diversité, je ne saisirai rien qui vaille la peine. Tout se modifiera en venant au jour et d'autres que moi peuvent s'employer à ces inventions. Je n'ai point à connaître chaque clou du navire. Mais je dois apporter aux hommes la pente vers la mer.