Mais a raison quiconque accepte la destruction de son urne de chair pour sauver le dépôt qui s'y trouve enfermé. Je te l'ai déjà dit. Protéger les faibles et épauler les forts, voilà le dilemme qui te tourmente. Et il se peut que ton ennemi, contre toi qui épaules les forts, protège les faibles. Et vous voilà bien contraints de combattre pour sauver à l'un son territoire de la pourriture des démagogues qui chantent l'ulcère pour l'ulcère, pour sauver à l'autre son territoire de la cruauté des maîtres d'esclaves qui, usant du fouet pour contraindre, empêchent l'homme de devenir. Et la vie te propose ces litiges dans une urgence qui exige l'emploi des armes. Car une seule pensée (si elle croît comme une herbe), que nul ennemi n'équilibre, devient mensonge et dévore le monde.
Ceci est dû au champ de ta conscience, lequel est minuscule. Et de même que tu ne peux à la fois, si quelque maraudeur t'attaque, penser le combat dans sa tactique et sentir les coups, de même que tu ne peux à la fois en mer recevoir la peur du naufrage et les mouvements de la houle et que celui-là qui a peur ne vomit plus et que celui-là qui vomit est indifférent à la peur, de même si l'on ne t'y aide pas par la clarté d'un langage neuf, il t'est impossible d'à la fois penser et vivre deux vérités contraires.
LXXVIII
Me vinrent donc, pour me faire des observations, non les géomètres de mon empire qui se réduisaient d'ailleurs à un seul, et qui, de surcroît, était mort, mais une délégation des commentateurs des géomètres, lesquels commentateurs étaient dix mille.
Quand celui-là crée un navire il ne se préoccupe point des clous, des mâts ni des planches du pont, mais il enferme dans l'arsenal dix mille esclaves et quelques adjudants munis de fouets. Et s'épanouit la gloire du navire. Et je n'ai jamais vu un esclave qui se vantât d'avoir vaincu la mer.
Mais lorsque celui-là crée une géométrie, lequel ne se préoccupe point de la déduire jusqu'au bout de conséquence en conséquence, car ce travail dépasse et son temps et ses forces, alors il suscite l'armée de dix mille commentateurs qui polissent les théorèmes, explorent les chemins fertiles et recueillent les fruits de l'arbre. Mais à cause qu'ils ne sont point esclaves et qu'il n'est point de fouet pour les accélérer, il n'en est pas un qui ne s'imagine s'égaler au seul géomètre véritable, puisque d'abord il le comprend, et puisque ensuite il enrichit son œuvre.
Mais moi, sachant combien est précieux leur travail — car il faut bien rentrer les moissons de l'esprit — mais sachant aussi qu'il est dérisoire de le confondre avec la création, laquelle est geste gratuit, libre et imprévisible de l'homme, je les fis tenir à bonne distance de peur qu'ils ne se gonflassent d'orgueil à m'aborder comme des égaux. Et je les entendais qui murmuraient entre eux pour s'en plaindre.
Puis ils parlèrent:
«Nous protestons, dirent-ils, au nom de la raison. Nous sommes les prêtres de la vérité. Tes lois sont lois d'un dieu moins sûr que n'est le nôtre. Tu as pour toi tes hommes d'armes, et ce poids de muscles nous peut écraser. Mais nous aurons raison contre toi, même dans les caves de tes geôles.»
Ils parlaient, devinant bien qu'ils ne risquaient point ma colère.
Et ils se regardèrent l'un l'autre, satisfaits de leur propre courage.
Moi je songeais. Le seul géomètre véritable, je l'avais chaque jour reçu à ma table. La nuit, parfois, dans l'insomnie, je m'étais rendu sous sa tente, m'étant pieusement déchaussé, et j'avais bu son thé et goûté le miel de sa sagesse.
«Toi, géomètre…, lui disais-je. — Je ne suis point d'abord géomètre, je suis homme. Un homme qui rêve quelquefois de géométrie quand plus urgent ne le gouverne pas, tel que le sommeil, la faim ou l'amour. Mais aujourd'hui que j'ai vieilli, tu as sans doute raison: je ne suis plus guère que géomètre.
— Tu es celui à qui se montre la vérité…
— Je ne suis que celui qui tâtonne et cherche un langage comme l'enfant. La vérité ne m'est point apparue. Mais mon langage est simple aux hommes comme ta montagne et ils en font d'eux-mêmes leur vérité.
— Te voilà amer, géomètre.
— J'eusse aimé découvrir dans l'univers la trace d'un divin manteau et, touchant en dehors de moi une vérité, comme un dieu qui se fût longtemps caché aux hommes, j'eusse aimé l'accrocher par le pan de l'habit et lui arracher son voile du visage pour la montrer. Mais il ne m'a pas été donné de découvrir autre chose que moi-même…»
Ainsi parlait-il. Mais eux me brandissaient la foudre de leur idole au-dessus de la tête.
«Parlez plus bas, leur dis-je, si je comprends mal j'entends fort bien.»
Et, moins fort toutefois, ils murmurèrent.
Enfin l'un d'eux les exprima, qu'ils poussèrent doucement en avant car il leur venait le regret d'avoir montré tant de courage.